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J’écrirai bientôt un article sur ce qui me semble particulièrement « génial » (il n’y a pas d’autre mot) dans ce beau livre et ce qu’il m’inspire. Mais en attendant, je reproduis ici les propos de Jean-Louis Chrétien dans un entretien qui présente une synthèse, mais qui a aussi le défaut de cette qualité : nous laisser un peu sur notre faim, avec cette curiosité piquée, cette sensation de manque, et l’envie inouie de se replonger à nouveau dans ce livre, qui emprunt de magie nous explique comment la venue phénoménale de la joie est une dilatation du coeur, une extension, une ouverture de l’être rendu plus large, plus vivant et plus fort et par laquelle l’existence parait prendre une autre dimension.

La joie spacieuse

Entretien avec Jean-Louis Chrétien recueilli par Robert Maggiori, tiré de Libération du 1.2.2007

Si, de La Joie spacieuse, on ne lisait que le sous-titre (Essai sur la dilatation), on pourrait penser à un traité sur les métaux…

Ce n’est pas au sens physique que j’ai pris dilatation. Et mon point de départ n’a pas été le mot dilatation tout seul, mais l’expression “dilatation du cœur”, dilatatio cordis, une expression biblique qui a eu un poids immense dans l’histoire des langues européennes, avant d’entrer dans des contextes tout à fait profanes, par exemple chez Madame de Sévigné, Hugo ou Flaubert. Je fais l’histoire de ce mot, un mot particulièrement fort qui dit l’élargissement de l’espace, dont on ne sait pas d’abord s’il est celui du dedans ou du dehors. Dans la joie, il est les deux : tout est plus large parce que je m’élargis et je m’élargis parce que le monde s’ouvre davantage. Il peut paraître singulier d’aborder la question de la joie comme amplification, crue de l’espace et de l’existence, en prenant comme fil conducteur juste un mot. Mais c’est ma méthode : chercher un point d’appui extrêmement précis qui donne accès à une certaine continuité d’écrits et de traditions, et qui permette d’interroger avec rigueur une question beaucoup plus générale. Comme philosophe et poète, je crois au poids du destin d’un mot. Or ce terme de dilaté à quelque chose de dilaté lui-même, puisque vous le trouvez dans la spiritualité, dans la théologie, dans la poésie, la littérature, la philosophie, et chez les auteurs les plus divers.

La joie est dilatation. Tout malaise ou mal-être est-il rétrécissement, contraction ?

Le contraire de la dilatation, c’est en effet le resserrement, la constriction. On sait bien que dans les crises d’angoisse, les gens se resserrent sur eux-mêmes, se recroquevillent. Mais le mouvement compte ici plus que le fait d’être étroit et large. Dès que les possibilités ouvertes se ferment, dès qu’elles commencent à se rétrécir, ne fût-ce qu’un peu, la tristesse et l’angoisse apparaissent. A l’inverse, même si on est dans une situation terrible, voilà un tout petit rien, un détail qui ouvre la porte de mon cœur, et c’est déjà la joie.

Tout ceci peut être décrit de façon psychologique. Pourquoi n’avez-vous pas emprunté cette perspective-là ?

Ce n’est pas du tout une exclusion a priori de la psychologie. Mais mon souci est de donner un cadre descriptif et conceptuel plus large – dans lequel on peut faire entrer des cas psychologiques, qui ne relèvent pas de ma compétence. J’essaye, dans une perspective phénoménologique, de penser la dilatation dans des dimensions encore plus générales, auxquelles donne un accès le langage des poètes ou des mystiques, mais qui sont orientés par une des oppositions les plus anciennes de la pensée grecque, entre peras et apeiron,  la limite et l’illimité. Jusqu’où peut-on s’élargir ? Un élargissement qui n’aurait absolument aucune contre-puissance de limitation devient folie : on a l’exemple en psychiatrie dans la manie, l’espace maniaque. La joie n’est pas maniaque, et la manie n’est pas joyeuse . Il faut qu’il y ait un rythme, comme celui du cœur, diastolique et systolique, de puissance et de contre-puissance, d’infini et de défini, pour éviter l’explosion dans le délire de toute-puissance. Pour les auteurs religieux, dont je traite dans la première partie, la joie est joie devant Dieu, donc une joie qui nous rappelle toujours notre condition de finitude. Cette limite fait qu’elle ne devient pas folle. De la même façon, une joie toute profane trouve son principe de limitation dans des conduites ou des soucis envers les autres, qui évitent l’expansion infinie du moi.

Qu’auriez-vous “raté” si vous n’aviez fait qu’une histoire des conceptions philosophiques de la joie ?

Ce que j’aurais manqué, c’est la joie elle-même, la dimension descriptive, proprement phénoménale, de la joie. Pour voir si une définition de la joie est juste ou non, il ne suffit pas de la comparer aux définitions qui la précèdent, qu’elle modifie ou corrige. Il faut pouvoir la confronter au phénomène de la joie lui-même. C’est lui que j’ai voulu décrire.

Est-ce que cette expérience de la joie-dilatation présuppose la présence de Dieu, et ne peut donc être décrite que par des auteurs religieux ?

Le fait que, dans la pensée de la joie, il y ait cette dimension de la dilatation du cœur renvoie assurément à la conception biblique du cœur, qui n’est d’ailleurs pas seulement la volonté et l’affectivité mais aussi bien l’intelligence. Son sens pénètre ensuite le langage de tout le monde, et d’auteurs qui ne sont pas religieux et qui ne parlent nullement de joie devant Dieu. C’est une sécularisation, une laïcisation de ce vocabulaire de la dilatation du cœur. Descartes, par exemple, définit la joie comme dilatation, mais celle-ci est corporelle, elle est une vasodilatation, relative à la circulation sanguine. Au XIXe siècle, la signification physique de dilatation – d’un métal, des pupilles, des narines – est beaucoup plus fréquente que sa signification joyeuse.

Le choix de vos auteurs, presque tous des mystiques, ne risque-t-il pas de laisser entendre qu’il n’y a de joie que dans des dimensions extrêmes, mystiques justement ?

Comme contre-point, ou indicateur chimique qui vient de quelqu’un qui voudrait la dilatation mais n’y arrive pas, je parle par exemple d’Amiel et de ses tourments, ou bien de cas, qu’on peut trouver chez Camus ou Yves Bonnefoy, où la dilatation devient la question qui fait souffrir toute la vie… Je ne dirais pas que toute joie est mystique. Mais toute joie est surcroît, excès. Si vous avez tout ce que vous voulez, si tout va bien, c’est le contentement, la satisfaction, peut-être le plaisir, mais pas la joie. Dans la joie, il y a un plus, un trop, un débordement, un mouvement hors de soi, qui fait qu’elle peut évidemment être vécue par tout le monde mais ne saurait être dite dans sa démesure que par une parole elle-même portée par l’excès et démesurée. Cette parole est celle des poètes, des mystiques, des spirituels, et non pas une parole réglée, géométrique, démonstrative. Les définitions de la joie ne sont pas joyeuses.

En quoi la dilatation ne serait-elle que le signe de la joie ? Qu’est-ce qui la distingue de celle qui opère dans la vanité, par exemple, ou l’arrogance, la fierté, l’emprise, le désir de domination et de captation de l’autre ?

Toute crue n’est pas une crue de joie. Déjà chez les auteurs les plus anciens que j’aborde, saint Augustin ou saint Grégoire le Grand, il y a une bonne et une mauvaise dilatation : celle de la joie, de l’espérance et de l’amour, et celle de l’orgueil. Quel est le critère phénoménologique pour différencier les deux ? C’est là que la considération du monde, de l’espace du monde, est importante. Dans la joie, ce n’est pas moi qui me gonfle tel un ballon, car là toutes les possibilités que vous évoquiez peuvent être en jeu. Mais c’est d’une certaine façon du monde lui-même que vient précisément cette expansion. Je ne peux m’étendre que parce que, tout à coup, l’ouverture du monde est plus grande, qu’un chemin s’ouvre là où tout paraissait fermé. La joie n’est pas une auto-affection. Le destin de la vanité, de l’enflure, de l’orgueil, est toujours de trouver quelque chose qui va les crever, comme une baudruche. Le vaniteux s’enfle, mais le monde n’en est pas transformé, c’est pourquoi il y a quelque chose d’illusoire, de pathétique, voire de cruel dans une telle expansion. Le critère, c’est justement l’articulation de ma joie, l’accord de ma joie au caractère soudain joyeux du monde. On voit d’ailleurs qu’il ne peut pas y avoir de poésie authentiquement amoureuse qui ne s’accompagne d’un chant du monde, alors que, dans l’orgueil ou l’arrogance, on voudrait modeler le monde d’après ce qu’on est soi-même devenu. Voilà la différence. Là on a une sorte d’initiative, tandis que la joie, même si elle est la plus intime, est toujours accueil, hospitalité – soit l’hospitalité à Dieu en nous, pour les mystiques, soit l’hospitalité à l’autre, à un visage du monde, à une lumière qui vous saisit, un tableau, un air de musique, un sourire d’enfant, une promenade. Par définition, la joie ne peut pas être déclenchée par nous-même, alors qu’on nourrit son orgueil avec son propre combustible, comme on remplit une cheminée, on peut toujours en mettre plus. La joie a quelque chose de donné. On peut se forcer à rire ou à faire bon visage, mais on ne peut pas déclencher sa joie. A la limite, il y a des rires auto-induits, il y a même des gens qui font ça comme thérapie, ils éclatent de rire pendant une heure, mais on ne peut pas se rendre joyeux, on peut simplement  se tenir disponible à la joie. Etre joyeux, au fond, c’est “se faire avoir”, se laisser prendre par l’évènement du monde et d’autrui. L’arrogance est autophage, elle ne rencontre jamais l’altérité, elle la soumet, la maîtrise, la nie, l’interdit, et ne se donne donc que des “fausses joies”.

A quoi tient la joie intellectuelle ?

Elle n’est pas la joie de se sentir plus puissant. C’est la joie qu’on éprouve devant le monde : là où on ne comprenait pas, où on ne voyait pas, tout à coup on comprend quelque chose qui était incompréhensible, et des possibles apparaissent. La joie intellectuelle, c’est la joie des tâches nouvelles qui nous sont données et qu’on ne soupçonnait pas auparavant. On peut avoir une pile de livres par soi écrits devant soi, si notre intelligence s’y est épuisée, ce n’est pas du tout joyeux, il y a comme une pesanteur qui retombe sur nous. La joie intellectuelle, c’est la joie de comprendre comment on va faire pour comprendre plus. Il s’agit bien alors d’une dilatation. L’espace du pensable s’élargit.

Mais la joie n’est-elle pas décevante, ne serait-ce que parce qu’elle est éphémère ?

Par essence, la joie ne peut pas être décevante, parce qu’elle a quelque chose d’inopiné, d’inattendu, que je n’ai pu anticiper. Peut-être je m’attendais à éprouver de la joie, mais pas à éprouver cette joie-là. On peut être déçu par un plaisir, un plaisir répété, mais pas par la joie, car être déçu suppose une mesure préalable de ce à quoi on s’attend et le constat que ce que l’on reçoit est en dessous, est plus petit ou moins bien que la mesure qu’on avait fixée. Mais, quand la démesure s’empare de nous. Il ne peut y avoir de déception.

Vous parlez de joie, d’espérance, d’amour… Mais, si on ouvre une fenêtre sur le monde, on ne voit qu’injustices, violences, guerres…

Il est arrivé qu’on dise que, dans mes écrits, il n’y a pas suffisamment la présence du négatif, pas de confrontation assez aiguë avec le nihilisme et le désespoir qui nous entourent. D’abord je ne pense pas que je n’en parle jamais. Je suis chrétien, et le signe de la croix renvoie au supplice et à la souffrance. C’est toujours sur fond de souffrance que l’espoir apparaît. Mais le désespoir est si profond aujourd’hui – d’autant plus profond qu’il ne se voit pas comme désespoir, eût dit Kierkegaard – que notre tâche d’écrivain ou de professeur ne peut pas être d’écrire ou d’enseigner qu’il n’y a pas d’issue. Cela ne signifie pas qu’il faille nier quoi que ce soit, ni se réfugier dans des propos lénifiants ou édifiants. Mais être professeur de désespoir, c’est être professeur de malheur et de suicide, ce qui, dans aucune conception de la philosophie, quelle qu’elle soit, ne peut être une mission. Parler d’espérance ou de joie, ce n’est pas faire l’autruche par rapport au nihilisme, c’est, dans une toute petite mesure, lui répondre. Si la seule chose que j’avais à dire, c’est que tout est perdu, je me tairais.