A l’heure où la question des genres est d’une actualité piquante, et que nombreuses sont les femmes qui partent en croisade contre les formes de misogynie ancestrale qui s’ignorent, mais bien présentes, larvées et tapies dans l’ombre, plus pernicieuses encore, que de bonne foi les hommes pensent l’égalité désormais acquise et toute lutte  à cet effet anachronique, Jane Austen revient naturellement au goût du jour, soit pour la louer, elle, qui dénoncerait l’oppression insupportable qu’exerce le sexe fort, soit pour s’indigner et constater qu’au fond, elle dessert la cause féministe en renvoyant une vision résolument négative de la femme. Ces deux positions, quoiqu’antithétiques, feraient de Jane Austen l’une des premières femmes écrivaines pleinement « engagée » dans une guerre des sexes, et s’empressent de vouloir lui trouver son « camp ». Soit donc « on a l’impression que pour Jane Austen, à part l’Elisabeth de Pride and Prejudice, il n’y en a pas une pour rattraper l’autre » (propos que l’on voit surgir comme par hasard de la bouche de nombreuses femmes, indignées de ne pas trouver chez Austen le porte-drapeau de la cause féministe dont elles sont défenseurs) soit (propos relevé chez certains hommes)  » à part la soeur de Bingley et la vieille lady, ce sont toutes dans des ordres différents des idéals féminins. »

Or ces deux avis –  vision négative de la femme versus féminisme –  me semblent commettre une profonde erreur quant aux intentions supposées de Jane Austen, et pécher par engagement.  Et non seulement je veux croire Austen plus « subtile » que cela, mais encore, quand deux opinions s’affrontent, j’aime courir le risque du « non-engagement », et de manière engagée cette fois, je vais tenter d’expliquer pourquoi aucune des deux thèses ne me semble pertinente.

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Jane Austen, une vision négative de la femme ?

Ni vision négative de la femme, ni féminisme… Seulement un regard féminin – celui de Jane Austen – dans un roman qui traite essentiellement du regard de la femme…. comme un jeu de miroirs se reflétant à l’infini. Relisons.

Pleins feux sur l’héroïne : On nous dit d’Elizabeth qu’elle « est d’une vive intelligence, d’une sagesse éloignée de tout pédantisme qui lui permet de supporter sereinement et avec indulgence l’atmosphère provinciale étriquée dans laquelle il lui faut vivre. Son caractère naturellement gai la met en état de percevoir le côté humoristique ou grotesque de toute situation quelle qu’elle soit ». Faut-il pour autant faire d’Elizabeth un « modèle » ? Rien n’est moins sûr, car « Elizabeth ne manque pas d’un certain orgueil, ou plutôt d’un certain sens de la dignité qui lui impose de défendre son entourage. C’est pourquoi lorsque Darcy, l’ami de Bingley, considère avec quelques mépris les façons faire de sa mère et de ses sœurs, elle dit : « je pourrais facilement lui pardonner son orgueil s’il n’avait mortifié le mien ». C’est de là que naît le « préjugé » qu’elle a contre Darcy qui pourtant est …. secrètement épris d’elle.

Elisabeth, l’ingénieuse, la rationnelle, moins belle que sa sœur Jane certes mais rivalisant avec elle en beauté par ses yeux (miroirs de l’âme….), cette même Elisabeth qui mêle fine observation, sarcasme et critique acerbe des singeries des idiotes de son temps – éminente qualité – est aussi cette jeune fille sûre d’elle et sûre de son jugement sur les autres … bien trop sûre pour correctement voir.

Celle qui veut déjouer le jeu des apparences, des faux-semblants, est précisément celle qui se fait prendre au piège, qui ne parvient pas à ôter les masques, et à lever le voile des préjugés des premières impressions …

Vision négative de la femme donc, et critique virulente de cette Philinte (mieux qu’Alceste) des temps modernes ? Non plus. Morale sans moralisme, Austen nous livrant une simple peinture de la société britannique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, avec humour et ironie, se moquant des grands messieurs et grandes dames, écorchant au passage l’image de la famille parfaite, ramenant un peu le lecteur sur terre pour lui dire que, même dans les histoires d’amour, tout n’est pas parfait.

Mais pas de gentils d’un coté, et de méchant(e)s de l’autre. Tous dans le même sac. Ce qui ne fait pas ma réponse un truc en « blanc, puis noir, puis gris » : la romancière, dans ses ouvrages – ce qui vaut pour Pride and Prejudice vaut également pour Persuasion – prend le parti de promener sur le monde alentour exclusivement le regard d’une femme dans une société qui influence fortement les individus par les conventions sociales (notamment par le mariage, qui met à l’abri des revers de fortunes, et où le bal devient lieu de toutes les espérances matrimoniales), et qui assigne aux jeunes filles une existence essentiellement sédentaire et domestique : le royaume féminin étant avant tout la maison, c’est de là que le sexe faible pouvait observer le monde. – Fitzgerald ne faisait-il pas remarquer, à propos de Jane Austen, « she never goes out of the Parlour » (« elle ne quitte jamais les limites du petit salon ») ?

Éloge plus qu’injure, dans la mesure où la romancière recherchait un point de vue féminin, il était naturel qu’elle choisît de faire graviter le regard dans un lieu où se tenaient les femmes. Voici qui est dit : le lecteur n’a plus qu’à épouser le point de vue de ceux qui y vivent. Mais les hommes (qui n’ont pas d’attirance pour ce lieu (plus leur plait vivre dehors, monter à cheval, que le salon) s’y immiscent et évoluent dans un espace dont il convenu qu’il appartient aux femmes. Mais si ce que font de leur dix doigts des hommes qui sont souvent de loisir n’a que peu d’importance pour les femmes, il n’empêche que leurs « apparitions » est source d’interrogations.

Tout ici est image, impression rétinienne. Pride and prejudice serait donc ce livre-miroir reflétant les questions qui procèdent de l’image que les hommes donnent d’eux-mêmes…

What is their address ? – leur façon d’aborder les gens ?

Sont-ils aimables, taciturnes, empruntés ? Vient ensuite la rumeur – pour farder le personnage et lui donner consistance – qui, par miracle, renseigne sur sa « position sociale », pour ne pas dire « fortune ». Interviennent enfin les critères moraux, et la boucle est bouclée. C’est cet ordre de curiosités qui participe du regard porté sur les hommes, toujours considérés pour leur « valeur » dans le rôle de partenaire de la vie mondaine. Jamais ne se préoccupe t’on de ce qu’ils sont en eux-mêmes, indépendamment d’autrui, de ce qu’ils pensent une fois refermées toutes les portes….

Pour autant, le roman de Austen exclut l’idée d’une guerre des sexes, et n’est pas une protestation, déguisée ou non contre l’oppression insupportable exercée par les hommes. Les hommes qu’elle dépeint ne sont pas non plus des tyrans qu’il faut dénoncer : les pères, tel M. Bennet dans Pride and Prejudice sont plus vulnérables et égoïstes qu’ils ne sont despotiques. Chez Jane Austen, le regard donc, porté par des demoiselles sur la réalité qui les entoure n’est ni partial, ni partisan du fait qu’il est féminin… Regard féminin sans féminisme, livre amoral parce qu’il se refuse tout moralisme. Il ne s’agit pas de se lever contre les hommes, ni d’inverser les rôles, ce qui tiendrait lieu d’un sinistre carnaval. Il ne s’agit ni de « racheter » les femmes, ni de les ériger en incarnations de l’idéal : elles ne sont pas des anges, elles ne sont pas le Diable, loin s’en faut. Un livre sur le regard, la volonté de transparence, et ses obstacles, par delà bien et mal… pour simplement rendre justice à la réalité qui toujours parle d’elle-même…