En lisant « La part manquante » :
« On a besoin d’une seule chose pour connaître toutes choses. On a besoin d’un seul visage pour jouir de tous les visages. Un arbre suffit, pour voir. On apprend à voir comme on apprend à marcher après une longue maladie : pas après pas, songe après songe. Un arbre suffit, une feuille de cet arbre, une pensée de cette feuille oubliée dans le soir. Souvent, avant de vous endormir, vous imaginez ce marronnier dans la nuit soulevée d’étoiles. Dans le temps où vous ne pouvez le voir, vous l’imaginez plus grand encore. C’est dans son ombre que vous écrivez. C’est dans son ombre sur la page que vous apprenez l’essentiel : la beauté, la puissance et la mort. L’enfance aussi, indéracinable. Vous pouvez quitter toutes choses. Vous pouvez vous éloigner de tout, sauf de cet arbre. Ce qui éclaire notre vie, ce n’est rien que l’on puisse dire ou tenir. Ce que l’on dit se tait. Ce que l’on tient se perd. Nous n’avons guère plus de prise sur notre vie que sur une poignée d’eau claire. Nous ne possédons que ce qui nous échappe et se nourrit de notre amour : un arbre dans le songe, un visage dans le silence, une lumière dans le ciel. Le reste n’est rien. Le reste c’est tout ce qu’on jette dans les jours de colère, dans les heures de rangement. Il y a ceux qui jettent, il y a ceux qui gardent. Il y a ceux qui régulièrement mettent leur maison à sac, ou le réduit d’une mémoire, le recoin d’un amour. Ils mettent de l’ordre. Ils mettent le vide, croyant mettre de l’ordre. Ils jettent. C’est une manière de funérailles, une façon d’apprivoiser l’absence – comme de ratisser le gravier d’un chemin par où mourir viendra. Et il y a ceux qui gardent. Ils entassent dans un tiroir, dans une parole, dans un amour. Ils ne perdent rien. Ils disent : on ne sait jamais. Même s’ils savent que jamais ils ne reviendront aux lettres anciennes, aux boîtes rouillées, aux vieux médicaments et aux vieilles amours. Tant pis, ils gardent. Ceux qui gardent comme ceux qui jettent sont égaux devant l’objet unique, devant la chose qui tiendra lieu de toutes les choses. Ceux qui se délivrent comme ceux qui s’encombrent. Il y a toujours une chose qu’on ne jette dans aucun cas. Ce n’est pas nécessairement une chose. Ce peut être une lumière, une attente, un seul nom. Ce peut être une tache sur un mur, un arbre à la fenêtre ou même une heure particulière du jour. C’est une chose dont on s’éprend sans raison, sans besoin. C’est une fidélité silencieuse à ce qui passe et demeure. C’est un amour taciturne, immobile : il se dépose au fond de l’âme comme au fond d’un creuset. Il y laisse un rien de lumière, une poussière de ciel bleu. Cela peut arriver avec un livre, une tasse dépareillée ou une musique. Cela peut arriver avec n’importe quel fragment du monde – ou de l’âme. Et cela vous accompagne. Et cela vous suit, où que vous alliez. Le temps passe, le coeur fatigue. Et il y a cette chose – ce feuillage, cette clarté, ce nom là. De temps en temps, vous la considérez comme il faut, comme elle le demande : à part, en silence. Et vous voyez que cette chose n’a pas veilli, pas changé. Elle brille comme au premier jour où vous l’avez choisie. Et vous voyez que c’est cette chose qui vous a choisi, qu’elle vous éclaire et vous garde, à simplement demeurer là. A quoi vous tenez. Vous vous dites : à quoi je tiens. A quoi tient une vie, la mienne, toute vie, n’importe laquelle. A des riens, elle tient. A des choses de trois fois rien. Et cette chose, à quoi elle sert. D’abord à rien. Elle est soustraite de l’utilité mortelle de toutes choses dans la vie. Elle brille par son inutilité. Elle est en excès par défaut. Ce qui ne sert à rien sert à tellement de choses. Cela tient lieu du monde – ou de l’âme ou de la beauté jamais atteinte. Cela tient lieu de tout. Vous pouvez tout quitter sauf cette chose. Sauf ce nom, sauf ce ciel d’un printemps dans la vie à jamais éteinte. Une faiblesse vous retient là, vous y ramène à chaque fois. La douce pente de faiblesse vous incline, corps et âme, vers cette chose comme vers un asile. C’est une énigme de rien. C’est un mystère d’enfance. C’est une coutume qui vous vient de l’enfance, une cérémonie partout respectée dans les chambres d’enfants : ce désordre. Cette moisson d’insignifiance dans les tiroirs. Ces bouts de chiffons, ces queues de comètes et ces dentelles d’ange. Tous ces riens à quoi l’enfance donne de la valeur. »
« Ce fouillis des chambres d’enfants, vous le retrouvez dans la chambre de l’écriture. »