Je discutais récemment avec un ami… Il s’agissait d’aider un peu un élève de terminale, auquel un professeur visiblement intelligent posa une question pour une fois intelligente. Car oui, il y a un art des « bons sujets ». Il faudra que j’écrive là-dessus un jour, sur ce que j’entends par bon, et mauvais sujet. Disons, de façon minimaliste, que pour moi un bon sujet, ce n’est pas la question que tout le monde se pose, c’est la question qui est utile pour nous. Et je pense que ce qui est utile pour nous, c’est déjà réfléchir sur nos propres pratiques. Une pratique qui ne se réfléchit pas elle-même court le risque de devenir automatisme. Et l’automatisme, s’il est une béquille, qui nous aide à tenir ensemble les fils de notre vie, fait de nous de possibles automates. L’automatisme, ce beau rempart, chasse l’humanité en l’homme. Il faut donc, réfléchir toujours, pas « à ce que nous faisons », mais d’abord à « pourquoi » nous le faisons.
Souvenez-vous, quand nous étions enfants. Nous avions des « pourquoi » plein les lèvres. Pourquoi ceci, pourquoi cela, pourquoi ? Puis nous sommes devenus grands et nous avons oublié de dire « pourquoi ». Maintenant, nous ne serinons que des « parce que ». Et nos « parce que » automatiques ont remplacé tous nos « pourquoi ». L’autojustification est devenue un réflexe, une seconde nature. Chose très révélatrice, quand nous étions petits et que nous demandions pourquoi, nos parents nous rétorquaient « parce que c’est comme ça », quand ils ne nous disaient pas : « tu comprendras quand tu seras grand »‘. Bref, l’espèce »parents » et même l’espèce « adultes » en général, a oublié qu’elle a été enfant. Parce que c’est comme ça … Oui mais, faisons une petite expérience de pensée : et s’il en était autrement ?
Alors s’il faut régresser pour penser juste et penser dans l’ordre, je veux bien redevenir petite. L’enfance est pour nous un impossible retour, mais comme cette « régression » là serait en fait une élévation, nous pouvons du moins essayer de faire semblant. Au fond, il faudrait rester enfant pour philosopher.
Mais, je m’écarte de mon sujet. Cette farcissure est un peu hors de mon thème (comme l’aurait dit mon ami Montaigne, sur lequel il faudrait aussi que je songe à écrire. D’ailleurs je note. 1) parler un jour de ce qu’est un bon sujet. 2) expliquer un autre jour pourquoi j’aime Montaigne.)
Revenons à notre sujet. Il s’agit donc de se demander « pourquoi lire des faits divers ? » et non « qu’est-ce qu’un fait divers ? ». Réfléchir donc au pourquoi de notre pratique.
Je vous présente ici, quelques unes de nos idées en vrac. Le fait de les présenter en vrac n’est pas une façon de faire à mon tour diversion. C’est une façon de laisser à chacun le soin d’opérer la connexion entre les idées qui lui conviendra le mieux. Je ne veux pas penser à votre place, mais penser avec vous. Aussi aidez-moi à penser juste et droit.
• Les faits divers sont un exutoire. Ils permettent de libérer de manière symbolique les passions destructrices (haine, mort, jalousie etc.) que nous contenons en nous-mêmes. Ils nous déchargent du poids de nos passions en leur donnant la possibilité de se réaliser virtuellement au travers d’autres que nous. Ainsi, lorsque nous voyons l’histoire d’un meurtrier à la télé par exemple, c’est notre « devenir » à nous de meurtrier que nous réalisons (nous réalisons la possibilité que nous avons d’être meurtrier même si nous ne le serons jamais). Le fait divers permet ainsi à notre existence de prendre une tournure inédite, et de réaliser des potentialités qu’elle soupçonnait à peine (ou délibérément inavouées !). Nous tirons alors une joie de cette existence qui tire de la diversité des faits sa richesse propre.
• Les lecteurs prennent du plaisir à lire les faits divers par voyeurisme : on est heureux de « vivre dans d’autres vies que la sienne » (Baudelaire). Le fait divers est ce qui nous « divertit », et ce qui nous arrache à la banalité de notre existence. Il permet provisoirement de s’oublier, en plongeant dans la vie de l’autre.
Le fait divers est-il l’art de faire diversion ?
Peut-être que le fait divers nous divertit de ce qui est essentiel et parfois trop lourd pour nous. Par exemple, les problèmes de fond de la politique internationale et nationale où il n’est cette fois pas question de l’histoire d’un ou de quelques hommes isolés qui vivent un fait extraordinaire qui ne concerne qu’eux mais où, tout au contraire, il s’agit de problèmes que rencontrent l’humanité entière. (donc nos problèmes) Bref, le fait divers permet de faire l’autruche, de faire comme si on ne voyait pas ce qui est pourtant grave et essentiel. On tire alors une joie de cette frivolité, de ce détachement à ce qui est grave, sérieux et douloureux.
• Paradoxe : non seulement « cela ne se fait pas d’être curieux vis-à-vis de l’infortune d’autrui », mais en plus cela peut provoquer des émotions désagréables. Alors, pourquoi sommes-nous fascinés ? Ce qui est paradoxal, c’est qu’une catastrophe, un événement négatif, suscite l’intérêt : Un accident routier vient de se produire, et notre regard est irrésistiblement attiré par la scène…. Du sang coule et l’adrénaline monte, notre visage se fige de stupéfaction. Il faut donc se demander ce que nous apporte positivement ce penchant à la contemplation de la catastrophe, cette fascination pour ce qui nous dérange. Le fait divers n’aurait-il pas une vertu pédagogique et éthique ? C’est ce que montre la science : Des chercheurs américains ont étudié les modifications psychophysiologiques qui se produisent lorsque nous voyons des scènes négatives. Concrètement, ils ont invité des personnes à regarder des photos montrant des situations émotionnelles négatives, qu’il s’agisse de scènes peu intenses comme un enfant qui pleure, de scènes modérément intenses comme un avion qui vient de s’écraser, ou de scènes très intenses, comme des photographies de corps ensanglantés. Voilà l’expérience : En réponse à chaque photo, on enregistre le degré de sueur, l’activité cérébrale, et le rythme cardiaque des spectateurs. Résultat : les photos négatives les plus intenses provoquaient une augmentation de la transpiration et de l’activité cérébrale, et un ralentissement cardiaque. On appelle cela la « réaction d’orientation ». Il s’agit d’une réaction biologique automatique de tout être vivant – y compris l’animal – lorsqu’il est confronté à une situation surprenante. Cette réponse nous aide notamment à analyser si une situation est ou non dangereuse pour nous dans l’immédiat. Et s’il y a lieu de la fuir au plus vite, ou d’adopter tel ou tel geste de protection approprié. Le fait divers aurait donc une visée éducative, et de mise en garde. C’est d’ailleurs à partir d’un fait divers (un jour il se serait fait poignarder) que Spinoza tire le mot d’ordre de sa philosophie : « Caute », « Prends-garde ». Le fait divers est ici à l’origine de la maxime éthique par laquelle, dans la vie pratique, l’homme règle et ordonne ses actions.
• Plus profondément : le fait divers c’est l’irruption du désordre dans l’ordre du monde (Un fils tue son père, une mère tue ses enfants), l’introduction de l’irrationnel dans le rationnel. Et le lecteur se retrouve toujours pris au dépourvu, face à de l’incompréhensible et en déficit de sens.
C’est là tout l’intérêt du fait divers car, comme le dit Barthes, face à une « causalité amputée » c’est-à-dire une causalité déficiente, le fait divers rejoint le mythe antique (Oedipe, Médée, l’époux monstrueux). C’est ce que Breton appelait « l’infracassable noyau de nuit ». Les faits divers sont donc des « pensées prélogiques qui foisonnent dans notre monde civilisé » : et comme aucun récit ne répond à la question « qu’est ce qui fait que soudain les gens passent à l’acte », c’est la réponse à cette question que cherchent sans fin les lecteurs de faits divers. La lecture de faits divers, n’est plus seulement une façon d’échapper à l’essentiel toujours accablant et lourd, le fait divers est au cœur de l’essentiel même : c’est chercher du sens dans l’apparent non-sens.
Marine.