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action, culpabilité, ignorance, inconscience, responsabilité, savoir
« Pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » dit Jésus sur la croix. Ne pas savoir ce que l’on fait serait ici synonyme de méprise, erreur involontaire, de ne pas se rendre compte, de faire preuve malgré soi de cruauté, au point de ne pas comprendre que l’homme est fait pour la vie, et non pour la mort. Ne pas savoir ce que l’on fait, c’est donc être prisonnier de ses illusions, prisonnier de sa dureté de cœur, et de son péché au point de ne plus se rendre compte de ce qui est mal, d’avoir en somme tellement l’habitude du mensonge, aux autres et à soi-même, qu’on ne reconnaît plus la vérité. Et si je ne sais pas ce que je fais, si je pèche par ignorance, alors je ne suis pas responsable, et je suis excusable. A l’inconscience de mes actes et à l’opacité de leurs motivations, répondrait donc le pardon, qui serait une façon de laver la faute. Mais cette non-transparence à soi du sujet, si non-transparence il y a – ce qui ne va déjà pas de soi – ne reviendrait-elle pas à me mettre hors de cause ? Mon inconscience n’est-elle pas justement la « bonne excuse » par laquelle j’invoque des circonstances « atténuantes », comme si ma faute pouvait être atténuée par mon ignorance ? Est-il vraiment possible de ne pas « savoir » ce que l’on fait (au sens « de ne pas en avoir conscience »), ou n’est-ce pas qu’un prétexte pour faire tomber mes actions mauvaises et répréhensibles dans les oubliettes de la vie ?
Il s’agit d’emblée de s’interroger sur les rapports de connaissance qu’un sujet peut entretenir avec ses propres agissements. Dans quelle mesure l’homme est-il parfois incapable d’agir en connaissance de cause, avec lucidité ? N’est-il pas, en pratique, souvent nécessaire de lutter contre des puissances trompeuses qui risquent à tout moment d’aveugler l’homme qui n’aurait plus pleinement conscience de tous ses actes, de leurs motivations et de leurs conséquences possibles, de sorte qu’elles l’empêcheraient d’accéder à une maîtrise de lui-même ?
Partons du constat que l’on est parfois surpris par certaines réactions ou certains comportements que nous adoptons dans une situation donnée. Par exemple sous le coup de l’émotion, nous allons agir de façon désordonnée ou inadaptée. De la même façon, nous pouvons être étonnés des conséquences de certains actes que nous n’envisagions pas. Il semble bien que nous ne soyons donc pas clairement conscients de ce que l’on fait.
En effet, On peut agir émotivement et par impulsion. On peut ne pas savoir ce qu’on fait lorsqu’on agit sous le coup d’une émotion violente. La peur, par exemple, peut nous faire perdre notre maîtrise. Ainsi, l’individu qui est pris d’une crise de panique, que sa peur soit fondée ou pas, n’est plus maître de sa volonté et ne peut plus agir rationnellement.
Dès lors, il semble bien que nous ne soyons pas toujours responsables et que certaines personnes ne soient pas entièrement responsables de leurs actes. C’est parce que la justice considère que les mineurs n’ont pas encore toute leur raison et ne mesurent pas les conséquences de leurs actes qu’elle leur accorde une responsabilité pénale limitée. De même, celui qui agit sous le coup de la passion – colère, jalousie, dépit amoureux – peut faire des gestes qu’il regrettera par la suite.
Le désir vient au sujet d’une manière que celui-ci ne maîtrise pas : il n’est donc pas responsable de certains mouvements qu’il tend à accomplir, soit en vertu de son histoire, soit en vertu de sa nature même d’être humain.
Freud expose ainsi la manière dont tout désir dépend en définitive de nos expériences passées, qui ont façonné notre libido en particulier au cours d’une histoire infantile qui nous détermine encore à l’âge adulte, jusque dans nos désirs les plus élevés moralement. Le rêve est peut-être l’exemple qui montre le mieux que nous ne sommes pas responsables de nos désirs, car ceux-ci ne se forment pas à un niveau conscient du psychisme, mais dans le ça, réservoir des pulsions. Nous désirons sans savoir pourquoi et surtout sans le vouloir, nous n’en sommes donc pas responsables.
On peut radicaliser cette obscurité à soi-même en invoquant, dans une toute autre perspective, les traditions platonicienne et chrétienne. Le désir est une sorte de trouble, voire une maladie que le corps inflige à l’âme, et dont elle ne peut se défaire que par la philosophie (Platon) ou par le recours à la grâce divine (Saint-Augustin).
Nous ne sommes donc pas responsables de nos désirs, mais il peut alors sembler paradoxal que les dernières perspectives évoquées, contrairement à la psychanalyse, n’échappent pas à un moralisme éthique qui condamne plus ou moins clairement le sujet pour ses désirs.
On peut aussi agir par inconscience ou par ignorance. Ainsi, pour Freud, les motifs de nos actions sont inconscients. Nous ne pouvons pas savoir pourquoi nous réagissons de telle manière dans telle circonstance. D’un point de vue moral, nous faisons parfois le mal sans le savoir : nous ignorons par exemple que telles paroles prononcées à la légère peuvent blesser un ami. Ici, ne pas savoir ce que l’on fait revient donc à la fois à ne pas connaître les motivations qui me poussent à agir de sorte plutôt qu’autrement, mais aussi à être incapable d’évaluer la portée ou les conséquences de nos agissements, soit par aveuglement, soit par incapacité à les prévoir.
Que l’homme ne soit pas toujours en mesure d’évaluer les implications de ses actes, c’est ce que montre Platon, pour qui c’est l’ignorance du bien qui peut être source d’actions mauvaises et nous pousser à mal agir. Le est comparée à un attelage composé d’un cocher et de deux chevaux. L’un est blanc, docile, l’autre est noir et se montre sourd aux injonctions du cocher, il menace ainsi l’équilibre de l’attelage. Il y a donc trois instances dans l’âme. Le cocher figure la raison qui a pour tâche de diriger. Le cheval blanc représente le siège de l’honneur, le cheval noir symbolise l’âme concupiscible, siège des désirs, et plus précisément des désirs liés au corps. Or ces désirs ont pour caractéristique d’être multiples et tyranniques. Se dominer, être maître de soi, tenir en bride le cheval noir, c’est faire régner l’ordre. L’injustice consiste au contraire dans la subversion de cet ordre, dans la prédominance que l’on accorde à l’âme concupiscible. C’est une maladie qui remet en cause la totalité de l’individu : dans cette tyrannie du supérieur par l’inférieur, l’homme devient esclave de désir sans frein ; c’est pourquoi il est nécessairement malheureux. Au lieu d’être maître de soi, il est soumis à ce qu’il y a de plus de bestial en lui. Céder aux passions, au désir, est donc en fait confondre ce qui est agréable avec ce qui est bon. Le projet de l’homme comme Calliclès est contradictoire : on ne peut à la fois être soumis à ses propres désirs et libre, être maître et serviteur. Tandis que Calliclès affirme que le bien se confond avec le plaisir, Socrate montre au contraire, que le bien véritable, c’est le bonheur, et que le bonheur ne se confond pas avec le plaisir : c’est que l’idéal de mode de vie de Calliclès ressemble bien à une « passoire ». L’intempérance consiste à accumuler des plaisirs qui n’ont aucune consistance, à ne pas savoir se mesurer, se satisfaire, mais au contraire à être habité par des désirs tels que pour les combler il faut « s’infliger les plus dures peines ». L’erreur fondamentale de Calliclès est de confondre l’agréable et le bon, de confondre la démesure des désirs déréglés et irrationnels avec l’équilibre de la satisfaction véritable. C’est pourquoi le Gorgias expose le paradoxe socratique : « Nul n’est méchant volontairement ». L’injustice est un vice, une maladie de l’âme, c’est pourquoi, nul ne peut vraiment la vouloir (on ne peut vouloir être malade), et la punition, qui est comparable à la médecine, est bénéfique à celui qui la subit. Mais cette maladie de l’âme qu’est l’injustice, nous pouvons tous la contracter : nous avons tous en nous la potentialité de faire le mal, et c’est ce que montre le Phèdre, décrivant sous la forme du mythe de l’attelage ailé ce qu’est l’âme. L’âme Gorgias file la métaphore du tonneau : L’homme tyrannique poursuit sans trêve des plaisirs nouveaux, comme on verse du liquide dans un tonneau. Ce que ne sait pas cet être de la démesure, ce qu’il ne veut pas voir, c’est que sa conduite déréglée en fait un « tonneau percé ». Il peut sans fin accumuler les plaisirs : il ne sera jamais comblé, et s’épuisera en pure perte.
Le dérèglement est donc d’abord une faute de jugement : c’est une incompréhension de ce qu’est le bien véritable, une confusion entre bon et agréable. Ainsi, il est clair que « nul n’est méchant volontairement ». C’est par une ignorance du bien réel que les hommes souhaitent pouvoir être injustes, parce qu’ils confondent le bien apparent (le plaisir, la satisfaction des désirs les plus déréglés) avec le bien réel, qui est la santé de l’âme.
Puisque l’injustice est une maladie de l’âme, le châtiment est conçu par Platon comme l’analogue du médicament. La punition, remède de l’âme, est la condition nécessaire au rétablissement d’un équilibre, que l’injustice a compromis. C’est la raison pour laquelle : « il est pire de ne pas être puni que de l’être ».
Ainsi, il semble bien qu’il faille conclure à la possibilité de ne pas savoir ce que nous faisons, qu’il s’agisse des motivations qui me poussent à agir, ou des conséquences de mes agissements : Il y a des circonstances dans la vie où l’on peut agir sans avoir conscience de ce qu’on fait. On peut agir par ignorance ou sous l’effet des passions, sans être complètement maître de ses actions et sans les comprendre. Ce sont ces puissances trompeuses que sont l’imagination et l’illusion qui risquent à tout moment de nous leurrer. L’illusion qui trouve sa source dans nos désirs peut nous amener à croire qu’on sait ce qu’on fait : voilà la pire des ignorances, celle qui s’ignore.
Mais ce qui est en jeu dans la possibilité de ne pas savoir ce que l’on fait, c’est la façon dont le sujet peut s’aveugler : c’est l’absence de liberté, et par suite l’absence de responsabilité qui découleraient du constat que fait l’homme de ne pas agir en connaissance de cause. Si l’on ne sait pas ce que l’on fait, alors nous ne sommes pas responsables, et nous sommes excusables. Dès lors, cette pseudo opacité au sein même du sujet, qui vaudrait explication du fait que le sujet ne pourrait pas accéder à certaines de ses motivations, ne constitue-t-elle pas une excuse facile pour celui qui tente de se déculpabiliser ? La prétendue non-transparence à soi du sujet n’est-elle pas une nouvelle ruse de la raison qui refuse de « prendre » ou d’ « assumer » ses responsabilités », en se réfugiant derrière l’idée, que, selon le mot de Freud, « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » ? Je est-il un autre (Rimbaud), ou bien suis-je toujours coupable, en tant que c’est précisément moi qui agis, en toute connaissance de cause, et non un autre ?
Car si l’on excepte certaines réactions instinctives, les hommes peuvent toujours être conscients de ce qu’ils font. Le cas particulier de la folie, ne doit pas occulter que les hommes sont raisonnables, libres, donc entièrement responsables de leurs actes. En tant qu’êtres doués de raison, nous avons en nous la possibilité de nous maitriser, d’orienter nos actions vers ce qui est juste, et ce qui est bien. « Que l’homme ne se laisse pas corrompre par les choses extérieures ni dominer par elles (…) ; qu’il soit l’artisan de sa vie ; que sa confiance n’aille pas dans quelque science, sa science sans fermeté : que les décisions une fois prises soient sans appel » disait Sénèque. Pour le stoïcien, le sage maîtrise le moindre de ses actes et il ne fait rien qui ne soit pensé et voulu.
Épictète distingue les choses qui sont en notre pouvoir (« qui dépendent de nous » : nos jugements, nos tendances, nos désirs) et les choses qui ne dépendent pas de nous (le corps, la richesse, la réputation). L’unique souhait du désir, nous rappelle le Manuel, est d’atteindre l’objet désiré. Or, si nous investissons notre désir dans des objets qui ne dépendent pas de nous, il est fort probable que nous ne parviendrons pas à les obtenir, et que nous en serons malheureux. Pour vivre heureux, il suffit donc de s’appliquer à ne vouloir que ce qui doit arriver. La sagesse a donc toujours la possibilité de maîtriser ses désirs.
La source de tout bien et de tout mal que nous pouvons éprouver réside donc strictement dans notre propre volonté. Nul autre que soi n’est maître de ce qui nous importe réellement, et nous n’avons pas à nous soucier des choses sur lesquelles nous n’avons aucune prise et où d’autres sont les maîtres. Les obstacles des contraintes que nous rencontrons son hors de nous, tandis qu’en nous réside certaines choses, qui ne sont absolument propres, libres de toute contrainte de tout obstacle, et sur lesquelles nul ne peut agir. Il s’agit dès lors de veiller sur ce bien propre, et de ne pas désirer celui des autres ; d’être fidèle et constant à soi-même, ce que nul ne peut nous empêcher de faire. Si chacun est ainsi l’artisan de son propre bonheur, chacun est aussi l’artisan de son propre malheur en s’échappant de soi-même et en abandonnant son bien propre, pour tenter de posséder le bien d’autrui. Le malheur réside donc dans l’hétéronomie : lorsque nous recevons de l’extérieur une loi à laquelle nous obéissons et nous nous soumettons. Nul ne nous oblige à croire ce que l’on peut dire de nous, en bien ou en mal : car dans un cas nous devenons dépendants de la versatilité du jugement d’autrui, dans l’autre nous finissons par donner plus de raison à autrui qu’à nous-mêmes.
Enfin, à l’égard des opinions communes comme des théories des philosophes, ou même de nos propres opinions, il faut savoir garder une distance identique à celle qui est requise dans l’habileté du jeu, c’est-à-dire qu’il faut savoir cesser de jouer en temps voulu. Dans toutes les affaires importantes de la vie, nul ne nous oblige en effet que notre propre volonté.
C’est dire aussi que l’homme agit toujours par jugement, car, selon la formule de saint Thomas d’Aquin, « c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et puisqu’un tel jugement n’est pas l’effet d’un jugement naturel, mais un acte de synthèse qui procède de la raison, la magie par jugement libre qui le rend capable de diversifier son action ». Ainsi, le propre de l’homme, c’est bien d’agir en connaissance de cause !
Alors, le moi est toujours dans sa propre maison, ou, pour reprendre la métaphore cartésienne, je suis dans mon corps comme un pilote dans son navire. Je pilote mes actes, de façon consciente, je suis donc responsable, moi, et non un autre, moi, et non une quelconque entité obscure. Je ne peux me réfugier ni derrière des circonstances (elles ne seront plus vraiment « atténuantes ») ni derrière l’inconscience. Je suis responsable et… sans excuses. Mes actes, mes responsabilités, il me faut les assumer. Car excepté certaines réactions instinctives, comme celle que provoque la panique, l’homme peut toujours être conscient de ce qu’il fait. Pour Sartre « il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté » : les hommes sont donc entièrement libres et responsables de leurs actes. L’individu qui prétend ne pas savoir ce qu’il fait cherche seulement à se déresponsabiliser. Pure mauvaise foi de la part de celui qui dit qu’il ne sait pas ce qu’il fait. Mais autrui, ce miroir, n’est pas dupe de mon manège : il me renvoie ma propre image et ma propre mauvaise foi. Il me rappelle ma responsabilité : « le trait est tiré, et il faut faire la somme ». Voilà pourquoi il est possible à Sartre de dire « L’enfer, c’est les autres » (Huis Clos). Car si je peux toujours m’arranger avec ma propre conscience, je ne peux pas faire croire à autrui, mon alter ego, ce grand mensonge : « je peux ne pas savoir ce que je fais ».
Si donc nous la masquons la plupart du temps, c’est justement parce que cette liberté est terriblement difficile à assumer. Il vaut la peine de citer le passage de Sartre résume et sa position philosophique et son athéisme, et décrit l’angoisse qui peut nous atteindre quand nous comprenons notre liberté. « Dostoïevski avait écrit : ‘‘si Dieu n’existait pas, tout serait permis.’’ C’est là le point de départ de l’existentialisme (…) Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme et liberté. Si d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est cela que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde il est responsable de tout ce qu’il fait. »
C’est pourquoi, aussi exaltante que soit notre liberté, elle sonne comme une condamnation, et produit de l’angoisse, cette angoisse que Sartre décrira dans La Nausée. Ainsi nous tentons de nous défaire de cette responsabilité, c’est alors une conduite que Sartre qualifie de mauvaise foi. L’Etre et le Néant en donne un exemple cocasse. Soit une jeune femme qui se rend à un rendez-vous galant. Elle sait pertinemment à quoi elle s’attend, mais elle refuse de céder ou de rompre immédiatement. Elle refuse en un sens de faire usage de sa liberté. Par suite, dit Sartre dans une description qui est un morceau d’anthologie, elle abandonnera sa main, mais « comme si » elle ne s’en apercevait pas, ce qui est à la fois une façon d’accepter l’invitation et de la dénier : une façon de se démettre de sa liberté de choix. Cet exemple d’ordre intime peut se redoubler de l’exemple politique de Garcin dans Huis clos : celui-ci refuse de reconnaître qu’il a agi de la dernière des façons possibles dans l’ordre politique en cédant à la lâcheté.
Sartre rejette l’opacité à soi et l’inconscient freudien comme n’étant que « la mauvaise foi » hypostasiée et chosifiée (L’être et le néant). Qu’est-ce que la mauvaise foi ? C’est un mensonge à soi-même, « pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce que l’on est ». Or le recours à l’inconscient me justifie et me débarrasse du fardeau de ma liberté en m’expliquant que je suis déterminé par une entité psychique que je contrôle pas, que je ne suis donc pas pleinement responsable de mes actes, de mes choix. Subterfuge en vérité, puisque, si l’on y réfléchit, le prétendu inconscient nous apparaît comme largement conscient, et qu’en définitive dire qu’on ne sait pas ce que l’on fait est un mensonge, qui, lui, ne s’ignore pas.
Ainsi, le problème qui nous est apparu est la légitimité de nos actions inconscientes, autrement dit, la question est de savoir jusqu’où l’on a le droit d’être inconscient. Il nous semble enfin possible d’excuser une action inconsciente lorsqu’il lui est impossible de devenir consciente. Si, comme le dit Hegel, seul le fou et l’enfant sont excusés, c’est parce qu’il ne leur est pas donné, justement, d’être conscients : chez l’un, la raison est perdue, et donc le savoir qui l’accompagne ; chez l’autre, la raison n’est pas encore née. Et nous alors, nous qui n’avons ni l’enfance ni la folie pour excuse ? Nous nous devons d’éliminer en nous les faux savoirs qui nous feraient entreprendre des actions regrettables, « y réfléchir à deux fois », non pour paralyser l’action et ne prendre aucun risque, mais pour nous acheminer le plus possible vers une action sinon parfaite, du moins admirable pour l’humanisme qu’elle met en œuvre, et pour échapper au remords, qui prolonge la faute.
L’homme ivre croit parler parce qu’il le veut, alors qu’il ne fait qu’obéir à son corps ivre. Il ne sait pas ce qu’il fait, il n’est plus lui-même dans ce qu’il fait dira-t-on. Oui mais, sobre et lucide, il avait le choix de boire avec tempérance, c’est par sa liberté de décision, en étant bien tout entier lui-même dans ce qu’il faisait, qu’il a choisi de ne plus être tout à fait lui-même. Que notre clairvoyance puisse être brouillée n’invalide en rien que la plupart du temps nous sommes bien les auteurs libres et responsables de nos actes, que cela nous arrange ou pas. J’ai à vouloir ce que je fais, car s’il faut que mon action soit bien la mienne, il faut que mon humanité parle en elle, et seule la dignité de ce que j’ai à accomplir peut me faire pur vouloir, être tout entier tendu vers son but, c’est-à-dire « investi ». Aussi ai-je à choisir ce que je fais pour que mon but soit à la hauteur de ma volonté. Jamais donc je ne peux dire « c’est un accident », « je n’ai pas voulu cela », je ne peux prendre prétexte de ce qu’aucune conscience de moi, de mon vouloir, de mon objet ne m’a accompagné dans ce « faire à mon insu », pour demander l’absolution en faisant comme si j’étais la victime excusable d’une faute dès lors considérée comme nulle et non-avenue. Car une action ne peut être faite sans auteur, et que cet auteur doit être guidé par une exigence morale : être un homme qui sait ce qu’il fait au nom de son humanité. Savoir ce que l’on fait, voilà l’humanité de l’homme.
Je suis donc sans justification, et sans excuse, toujours. Mais que je ne sois pas excusable n’implique pas que mes actes ne soient pas pardonnables. Il faut lever un certain malentendu : pardonner ce n’est pas excuser et pénétrer dans le mécanisme des intentions pour trouver au coupable des raisons d’avoir mal agi dont il n’est pas responsable. Il ne s’agit donc plus d’atténuer la faute, de la noyer dans un contexte (c’est-à-dire de trouver des circonstances atténuantes), de refuser d’identifier le fautif à sa faute, de refuser d’isoler l’intention en la reliant aux circonstances. L’excuse consiste à mettre hors de cause alors qu’il ne peut y avoir pardon que lorsqu’il y a reconnaissance de la faute commise. C’est dire que le pardon opère là où il n’y a plus d’excuse : le pardon se charge de l’inexcusable, peut rompre le remords et en cela est une vertu. Il faut, en définitive, toujours revenir au pardon. Le pardon est une certaine manière de répondre au mal : la décision, aussi contingente que l’était la faute, de rendre le bien pour le mal, de nier le mal par un don.
Par Marine Azencott.