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Le chemin du philosophe

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L’utopie – prélude à une réflexion

Vedette

Posted by lecheminduphilosophe in Mythologies, Regards politiques

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aliénation, contre-utopie, fiction, géographie imaginaire, idéologie, imaginaire, utopie

Qu’est-ce que l’utopie ? Préalable à toute tentative de réflexion pertinente sur le sujet, le problème de définition s’avère aussi épineux qu’irrésolu. Le mot « utopie » , lié à l’expérience de la modernité et appelé à devenir un genre littéraire, est lié au petit livre d’un humaniste anglais ami d’Erasme, Thomas More.

Utopia, c’est u – aucun , topos – lieu. Utopia se réfère donc au pays de nulle part, au pays qui n’existe pas ; mais l’expression semble aussi se référer à un lieu heureux : eu – topos. Telle est l’origine de ce mot que l’on tient de chimère.

L’acception vulgaire fait de l’utopie « un idéal politique ou social séduisant, mais irréalisable dans lequel on ne tient pas compte des faits réels, de la nature de l’homme et des conditions de la vie » (Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie).

L’utopie serait donc synonyme de rêve impossible, faisant être ce qui n’existe pas ailleurs que dans le nulle part. Ce qui n’existe pas, dans la société moderne, c’est le bien-être, le bonheur de ses membres, bonheur qu’il ne serait théoriquement pas impossible d’atteindre si l’on avait le courage de quitter son propre monde, et d’aborder après un long voyage cette île, irréelle et toutefois possible, qui contraint à redéfinir l’éthique et la politique, comme l’Amérique l’a fait pour la géographie.

Les problématiques soulevées sont donc les suivantes :

– L’utopie entretient un rapport ambigu à l’espace et au temps :

L’utopie comme non-lieu : coupée du monde, l’utopie est insituable et ouvre la voie à une géographie imaginaire, mise au service, comme on le verra, de la philosophie politique et d’une critique sociale.

– Il convient également de s’interroger sur le rapport que l’utopie entretient avec la fiction, avec déjà une difficulté : Platon, dans la République X condamne le poète imitateur d’une réalité elle-même déjà trompeuse. Comment concilier cela avec son projet de cité idéale ? Il y aurait donc un bon usage du « fictionnel » dans l’utopie. En tant qu’elle instaure un ordre parfait, l’utopie pourrait avoir une fonction régulatrice.

– Une autre problématique sera celle d’un glissement, le passage de l’utopie comme histoire, récit d’une société idéale dont il s’agira de préciser les modalités ; à l’Histoire comme lieu d’utopie. Quel est le lien qu’entretient l’utopie avec le possible et le réel ? La question est de savoir si l’on peut réformer sans imaginaire, et s’il faut tirer une leçon de l’Histoire, c’est que l’utopie, loin d’être toujours un Eden peut devenir un Enfer : par l’exigence d’un idéal, l’utopie est menacée d’être carcérale. Et quand on fait le procès de l’utopie, on dit que l’idéal concentrationnaire est la réalisation de l’utopie. Comment donc passe-t-on de la fiction-imaginaire qui libère, à l’utopie qui aliène ? L’utopie est-elle par essence totalitaire, ou peut-elle constituer un puissant contrepoids à l’idéologie ? Faut-il abandonner définitivement les utopies, ou bien celles-ci ne sont pas la figure et la posture même qu’adopte la philosophie ?

Suite à venir …  (Rendez-vous sur la catégorie  » L’utopie », créée pour l’occasion !).

Jane Austen : un regard féminin sans féminisme

08 dimanche Nov 2009

Posted by lecheminduphilosophe in Regards, Regards de femmes

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A l’heure où la question des genres est d’une actualité piquante, et que nombreuses sont les femmes qui partent en croisade contre les formes de misogynie ancestrale qui s’ignorent, mais bien présentes, larvées et tapies dans l’ombre, plus pernicieuses encore, que de bonne foi les hommes pensent l’égalité désormais acquise et toute lutte  à cet effet anachronique, Jane Austen revient naturellement au goût du jour, soit pour la louer, elle, qui dénoncerait l’oppression insupportable qu’exerce le sexe fort, soit pour s’indigner et constater qu’au fond, elle dessert la cause féministe en renvoyant une vision résolument négative de la femme. Ces deux positions, quoiqu’antithétiques, feraient de Jane Austen l’une des premières femmes écrivaines pleinement « engagée » dans une guerre des sexes, et s’empressent de vouloir lui trouver son « camp ». Soit donc « on a l’impression que pour Jane Austen, à part l’Elisabeth de Pride and Prejudice, il n’y en a pas une pour rattraper l’autre » (propos que l’on voit surgir comme par hasard de la bouche de nombreuses femmes, indignées de ne pas trouver chez Austen le porte-drapeau de la cause féministe dont elles sont défenseurs) soit (propos relevé chez certains hommes)  » à part la soeur de Bingley et la vieille lady, ce sont toutes dans des ordres différents des idéals féminins. »

Or ces deux avis –  vision négative de la femme versus féminisme –  me semblent commettre une profonde erreur quant aux intentions supposées de Jane Austen, et pécher par engagement.  Et non seulement je veux croire Austen plus « subtile » que cela, mais encore, quand deux opinions s’affrontent, j’aime courir le risque du « non-engagement », et de manière engagée cette fois, je vais tenter d’expliquer pourquoi aucune des deux thèses ne me semble pertinente.

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Jane Austen, une vision négative de la femme ?

Ni vision négative de la femme, ni féminisme… Seulement un regard féminin – celui de Jane Austen – dans un roman qui traite essentiellement du regard de la femme…. comme un jeu de miroirs se reflétant à l’infini. Relisons.

Pleins feux sur l’héroïne : On nous dit d’Elizabeth qu’elle « est d’une vive intelligence, d’une sagesse éloignée de tout pédantisme qui lui permet de supporter sereinement et avec indulgence l’atmosphère provinciale étriquée dans laquelle il lui faut vivre. Son caractère naturellement gai la met en état de percevoir le côté humoristique ou grotesque de toute situation quelle qu’elle soit ». Faut-il pour autant faire d’Elizabeth un « modèle » ? Rien n’est moins sûr, car « Elizabeth ne manque pas d’un certain orgueil, ou plutôt d’un certain sens de la dignité qui lui impose de défendre son entourage. C’est pourquoi lorsque Darcy, l’ami de Bingley, considère avec quelques mépris les façons faire de sa mère et de ses sœurs, elle dit : « je pourrais facilement lui pardonner son orgueil s’il n’avait mortifié le mien ». C’est de là que naît le « préjugé » qu’elle a contre Darcy qui pourtant est …. secrètement épris d’elle.

Elisabeth, l’ingénieuse, la rationnelle, moins belle que sa sœur Jane certes mais rivalisant avec elle en beauté par ses yeux (miroirs de l’âme….), cette même Elisabeth qui mêle fine observation, sarcasme et critique acerbe des singeries des idiotes de son temps – éminente qualité – est aussi cette jeune fille sûre d’elle et sûre de son jugement sur les autres … bien trop sûre pour correctement voir.

Celle qui veut déjouer le jeu des apparences, des faux-semblants, est précisément celle qui se fait prendre au piège, qui ne parvient pas à ôter les masques, et à lever le voile des préjugés des premières impressions …

Vision négative de la femme donc, et critique virulente de cette Philinte (mieux qu’Alceste) des temps modernes ? Non plus. Morale sans moralisme, Austen nous livrant une simple peinture de la société britannique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, avec humour et ironie, se moquant des grands messieurs et grandes dames, écorchant au passage l’image de la famille parfaite, ramenant un peu le lecteur sur terre pour lui dire que, même dans les histoires d’amour, tout n’est pas parfait.

Mais pas de gentils d’un coté, et de méchant(e)s de l’autre. Tous dans le même sac. Ce qui ne fait pas ma réponse un truc en « blanc, puis noir, puis gris » : la romancière, dans ses ouvrages – ce qui vaut pour Pride and Prejudice vaut également pour Persuasion – prend le parti de promener sur le monde alentour exclusivement le regard d’une femme dans une société qui influence fortement les individus par les conventions sociales (notamment par le mariage, qui met à l’abri des revers de fortunes, et où le bal devient lieu de toutes les espérances matrimoniales), et qui assigne aux jeunes filles une existence essentiellement sédentaire et domestique : le royaume féminin étant avant tout la maison, c’est de là que le sexe faible pouvait observer le monde. – Fitzgerald ne faisait-il pas remarquer, à propos de Jane Austen, « she never goes out of the Parlour » (« elle ne quitte jamais les limites du petit salon ») ?

Éloge plus qu’injure, dans la mesure où la romancière recherchait un point de vue féminin, il était naturel qu’elle choisît de faire graviter le regard dans un lieu où se tenaient les femmes. Voici qui est dit : le lecteur n’a plus qu’à épouser le point de vue de ceux qui y vivent. Mais les hommes (qui n’ont pas d’attirance pour ce lieu (plus leur plait vivre dehors, monter à cheval, que le salon) s’y immiscent et évoluent dans un espace dont il convenu qu’il appartient aux femmes. Mais si ce que font de leur dix doigts des hommes qui sont souvent de loisir n’a que peu d’importance pour les femmes, il n’empêche que leurs « apparitions » est source d’interrogations.

Tout ici est image, impression rétinienne. Pride and prejudice serait donc ce livre-miroir reflétant les questions qui procèdent de l’image que les hommes donnent d’eux-mêmes…

What is their address ? – leur façon d’aborder les gens ?

Sont-ils aimables, taciturnes, empruntés ? Vient ensuite la rumeur – pour farder le personnage et lui donner consistance – qui, par miracle, renseigne sur sa « position sociale », pour ne pas dire « fortune ». Interviennent enfin les critères moraux, et la boucle est bouclée. C’est cet ordre de curiosités qui participe du regard porté sur les hommes, toujours considérés pour leur « valeur » dans le rôle de partenaire de la vie mondaine. Jamais ne se préoccupe t’on de ce qu’ils sont en eux-mêmes, indépendamment d’autrui, de ce qu’ils pensent une fois refermées toutes les portes….

Pour autant, le roman de Austen exclut l’idée d’une guerre des sexes, et n’est pas une protestation, déguisée ou non contre l’oppression insupportable exercée par les hommes. Les hommes qu’elle dépeint ne sont pas non plus des tyrans qu’il faut dénoncer : les pères, tel M. Bennet dans Pride and Prejudice sont plus vulnérables et égoïstes qu’ils ne sont despotiques. Chez Jane Austen, le regard donc, porté par des demoiselles sur la réalité qui les entoure n’est ni partial, ni partisan du fait qu’il est féminin… Regard féminin sans féminisme, livre amoral parce qu’il se refuse tout moralisme. Il ne s’agit pas de se lever contre les hommes, ni d’inverser les rôles, ce qui tiendrait lieu d’un sinistre carnaval. Il ne s’agit ni de « racheter » les femmes, ni de les ériger en incarnations de l’idéal : elles ne sont pas des anges, elles ne sont pas le Diable, loin s’en faut. Un livre sur le regard, la volonté de transparence, et ses obstacles, par delà bien et mal… pour simplement rendre justice à la réalité qui toujours parle d’elle-même…

Le cubisme … en poésie.

28 jeudi Mai 2009

Posted by lecheminduphilosophe in Regards, Regards picturaux

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Cornet à dés, cubisme, cubisme en poésie, demoiselles d'Avignon, Max Jacob, poème en prose

les demoiselles d'Avignon

 

Non non… contrairement aux idées reçues, le cubisme ne se trouve pas qu’en peinture…on le trouve également en poésie…chez celui qu’on a appelé  » Max le prestigitateur  » ou  » Max le Clown  » et que Michel Leiris qualifiera de « grand poète sous sa défroque bigarrée d’arlequin « … Chacun l’a compris, il s’agit bien de Max Jacob… dont personnellement je regrette qu’on ait « mis aux oubliettes » une poésie d’une telle fraicheur, d’une telle originalité, d’une simple Beauté… Max est ce jongleur qui me fait rire, cet enfant qui réinvente le monde puisque le nôtre marche de travers, par son humour farfelu, sa poésie de l’inapproprié, il nous fait un pied de nez, et nous renvoie notre image, nous qui marchons en crabe. Max Jacob est donc pour moi non seulement un démystificateur, un mystique, mais aussi un magicien… L’univers devient non-univers, décrit comme ce qu’il n’est pas. A bien suivre son illogique logique… je ne suis pas ce que j’ai l’apparence d’être ( merci Max, car justement ça m’arrange….) et ce dont je n’ai pas l’air, je le suis.

Son  » aventure poétique » nait de la découverte cubiste. Dans le domaine pictural, les Demoiselles d’Avignon signifient une énorme conquête dans le sens de la liberté du peintre: abandon de la perspective, abandon du clair-obscur qui donnait volume aux objets, rejet donc de toute convention, de tout trompe l’oeil.
La peinture n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde ; l’invention pure s’affirme contre la reproduction de la nature : l’objet est présenté comme si quelque spectateur idéal, affranchi de la pesanteur, tournait autour de lui. Il ne s’agit plus d’évoquer l’espace de notre terre, l’horizon, les étoiles, mais un espace illimité, libéré de nos habitudes de pesanteur et d’orientation.

Le cubisme de Max Jacob se présente dans la poétique qui est la sienne, à savoir la poétique de la « transplantation »… Une « marge » doit séparer le poème de la terre,  » l’entourer de silence » : car  » Surprendre est peu de chose, il faut transplanter » ( Préface du Cornet à dés) L’oeuvre est donc éloignée du sujet, pour vivre d’une vie autonome, échappant au système de références reconnu par le lecteur. Contre le subjectivisme symboliste, et rejoingnant l’investigation cubiste, les poèmes jacobiens ne sont plus le reflet, l’imitation du monde naturel, son interprétation ou sa transcription… mais des objets, au même titre que ceux qui peuplent le réel.
Le but cubiste, c’était d’  » arriver au réel par des moyens non réalistes. » La démarche des peintres, conduisant à un refus de la figuration, aboutit chez Jacob à un refus de la suprématie du sens, l’idée doit  » se faire excuser » ; le poème en prose présente un monde autarcique, »situé » , ménageant l’éloignement nécessaire pour que nous nous sentions attirés hors de notre univers.
Appel des images entre elles, anti-conformisme, voilà les caractéristiques de l’écriture de celui qui est conscient de son risque d »hermétisme.  » On m’a reproché d’être incompréhensible » … c’est l’aveu de celui qui sait que nous, lecteurs, allons être désemparés par l’impression première de banalité, par l’intrusion de moyens jugés impertinents, car Max écrit des poèmes qui ne sont pas ce que l’on attend qu’un poème soit.
L’esthétique jacobienne, c’est donc celle qui peut n’être définie que par la négative: c’est l’écriture du refus, refus du sujet, refus du genre, refus de tout ce qui suggère un ordre préétabli, refus de tout message dont la poésie serait le véhicule, suppression de l’âme et du coeur… Laissant l’initiative aux mots, Max est le poète de  » l’anti-poésie ». C’est dire que notre lecture est une anti-lecture…

Marine Azencott (écrit le 21 juin 2005)

Quelques citations piochées dans la même oeuvre (Stances sur la mort, Jean de Sponde)

28 jeudi Mai 2009

Posted by lecheminduphilosophe in Regards littéraires, Regards métaphysiques

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citations Sponde, Jean de Sponde, Stances sur la mort

 » J’ai vu ces clairs éclairs passer devant mes yeux,
Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
Où d’une, où d’autre part, éclatera l’orage.
J’ai vu fondre la neige, et ses torrents tarir,
Ces lions rugissants, je les ai vus sans rage,
Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir. »

 » De la mer on s’attend à ressurgir au Port,
Sur la Terre aux effrois dont l’ennemi s’atterre:
Bref chacun pense à vivre, et ce vaisseau de verre
S’estime être un rocher bien solide, et bien fort.
Je vois ces vermisseaux bâtir dedans leurs plaines,
Les monts de leurs desseins, dont les cimes hautaines
Semblent presque égaler leurs coeurs ambitieux.
Géants, où poussez-vous ces beaux amas de poudre?
Vous les amoncelez? Vous les verrez dissoudre:
Ils montent de la Terre? Ils tomberont des Cieux. »

 » Tandis que dedans l’air un autre air je respire,
Et qu’à l’envie du feu j’allume mon désir,
Que j’enfle contre l’eau les eaux de mon plaisir,
Et que me colle à Terre un importun martyre,
Cet air toujours m’anime, et le désir m’attire,
Je recherche à monceaux les plaisirs à choisir,
Mon martyre élevé me vient encor saisir,
Et de tous mes travaux le dernier est le pire.
A la fin je me trouve en un étrange émoi,
Car ces divers effets ne sont que contre moi :
C’est mourir que de vivre en cette peine extrême. »

 » Voire, ce sont nos jours : quand tu seras monté
A ce point de hauteur, à ce point arrêté
Qui ne se peut forcer, il te faudra descendre.
Le trait est empenné, l’air qu’il va poursuivant
C’est le champ de l’orage : hé ! commence d’apprendre
Que la vie est de Plume, et le monde de Vent.  »

 » Qui sont, qui sont ceux-là, dont le coeur idolâtre
Se jette aux pieds du Monde, et flatte ses honneurs,
Et qui sont ces valets, et qui sont ces Seigneurs,
Et ces âmes d’Ebène, et ces faces d’Albâtre ?
Ces masques déguisés, dont la troupe folâtre
S’amuse à caresser je ne sais quels donneurs
De fumées de Cour, et ces entrepreneurs
De vaincre encor le Ciel qu’ils ne peuvent combattre ?
Qui sont ces louvoyeurs qui s’éloignent du Port ?
Hommagers à la Vie, et félons à la Mort,
Dont l’étoile est leur Bien, le Vent leur fantaisie ?
Je vogue en même mer, et craindrais de périr
Si ce n’est que je sais que cette même vie
N’est rien que le fanal qui me guide au mourir. »

La poésie religieuse baroque

28 jeudi Mai 2009

Posted by lecheminduphilosophe in Regards littéraires, Regards métaphysiques

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baroque, christianisme, cratylisme, poésie cosmologique, poésie religieuse, Sponde, Stances sur la mort

[Je publie ici un ancien article, que j’avais écrit il y a fort longtemps, le 19 juin 2005. Car même si maintenant je dirais sans doute les choses de manière différente, il me semble qu’aujourd’hui encore je ne renie pas ces idées là. Voici donc]

J’ai récemment découvert Jean de Sponde… ce poète m’a enchantée….

Tout s’enfle contre moi, tout m’assaut, tout me tente,
Et le Monde et la Chair, et l’Ange révolté,
Dont l’onde, dont l’effort, dont le charme inventé
Et m’abîme, Seigneur, et m’ébranle, et m’enchante.

 

 Quelle nef, quel appui, quelle oreille dormante,
Sans péril, sans tomber, et sans être enchanté,
Me donn’ras-tu ? Ton Temple où vit ta Sainteté,
Ton invincible main, et ta voix si constante ?
  
Et quoi ? Mon Dieu, je sens combattre maintes fois
Encor avec ton Temple, et ta main, et ta voix,
Cet Ange révolté, cette Chair, et ce Monde.
  
Mais ton Temple pourtant, ta main, ta voix sera
La nef, l’appui, l’oreille, où ce charme perdra,
Où mourra cet effort, où se rompra cette onde.

 

Jean de Sponde, Sonnets sur la Mort, (sonnet XII), Essai de quelques poèmes chrétiens

 

Une double armature idéologique soutient sa poésie: D’une part le christianisme, dans sa double version, traditionnelle et réformée, qui le conduit à une poésie cosmologique et religieuse…
D’autre part, une armature philosophique, réservoir métaphorique et symbolique dont l’écriture se fait l’expression….Ce qui m’impressionne chez lui, c’est cette sorte de « métamorphose du platonisme ». Il y a comme une conversion de la connaissance, telle qu’elle est exposée dans la République. Chez Platon, remonter de la fantasmagorie d’apparences aux modèles qui en sont l’origine constitue le premier acte de l’intelligence par laquelle s’institue une dialectique permettant d’aller des ombres aux objets, et des objets qui ne sont qu’images aux archétypes d’où leur forme procède…
Le cheminement du savoir est transcrit comme un itinéraire de l’âme, des ténèbres à la lumière. Mais l’incarnation dans la matière – la naissance à la vie terrestre est conçue comme l’enfermement dans un tombeau, le corps et une mort ou l’exil de la vie terrestre – lui a fait oublier ce qu’elle a vu. Il ne reste de ce contact qu’un désir de retrouver la vérité, cette phase de la vie antérieure de l’âme occultée par l’Oubli. Mais l’âme est soumise à la tentation et l’erreur….
Voilà la philosophie platonicienne de la connaissance que Sponde incurve en quête du Salut, car Dieu seul est détenteur de vérité. Une philosophie, qui, chez le poète s’exprime par le symbolisme du voyage, de l’aérien…. car le poète retient du philosophe l’appareil métaphorique de cette épopée de l’esprit.

C’est par ailleurs le cratylisme (qui considère que la configuration matérielle du mot n’est ni conventionnelle ni arbitraire, mais qu’elle résulte d’une parenté avec la chose que le mot représente) qui offre à Sponde la perspective d’un retour à une mythique langue originelle, magie du langage, pouvoir caché des mots sous une forme cryptée de la langue d’Adam en son état d’innocence…
L’acte poétique devient le premier pas d’une rédemption, d’un retour, qui donne au langage une fonction cathartique et démiurgique. La théorie de l’extase poétique est donc transférée du registre paien au registre chrétien…. Mouvement de purification, d’élévation, le poète s’adresse à son Dieu, inspirateur de son chant.

On comprend donc aisément que la philosophie platonicienne, d’essence spiritualiste et d’expression allégorique ait pu être intégrée à la pensée chrétienne de Sponde.
C’est aussi dire que le lecteur, face à une telle poésie se fait un décodeur… d’un langage qui paradoxalement a tout l’air d’une énigme…

Je me suis plongée au coeur des Stances de la mort, évoquant le difficile combat, qui doit, malgré l’attachement naturel à la vie, mener à accepter l’idée de la mort non plus comme un malheur inévitable, mais comme un port de salut. Apprivoiser sa mort, vivre sa vie comme le chemin menant au repos, dépasser les « vanités » du monde, se défaire des faux espoirs et des illusions, y compris celles de la sagesse philosophique…Voilà l’objectif.

Sponde se parle à lui même, mais il nous parle aussi à nous, son lecteur, emprunte un ton de prédicateur, sermonne, interroge, fustige même; perce une ironie amère… Sponde nous prend, et nous entraine, nous, lecteurs, au cœur d’un conflit de représentation du monde… 

Marine Azencott – (écrit le 19 juin 2005)

Le genre, le public et le privé : critique féministe de la dichotomie public-privé, et recours à la notion de « genre »

28 jeudi Mai 2009

Posted by lecheminduphilosophe in Regards de femmes, Regards politiques

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fausse neutralité du genre, féminisme, genre, le personnel est politique, privé, public, susan okin

 !!!  Nouveauté : L’intégralité de cet article est maintenant téléchargeable en PDF. Nous vous rappelons que ce document reste la propriété intégrale de son auteur. Double-cliquez ici :  Critique féministe de la dichotomie public-privé par Susan Okin

 

Un travail de réflexion, un compte rendu d’après la lecture de l’ouvrage de Susan Okin : « Le genre, le public et  le privé« 

 

Selon les termes de la philosophe féministe Carol Pateman (1989), « la dichotomie entre le public et le privé est au centre des écrits et des luttes politiques féministes depuis près de deux siècles; en dernier ressort, c’est l’enjeu principal du mouvement des femmes ». Même si cette question a informé les luttes féministes depuis leur apparition sous forme organisée à la fin du 19ème siècle dans la plupart des pays occidentaux, c’est surtout le mouvement féministe de la « seconde vague », qui a émergé majoritairement sur un mode radical au début des années 1970, qui a érigé cette critique au centre de ses préoccupations, comme l’indique le slogan emblématique de ces luttes : « le privé est politique ».

A travers ce slogan, les féministes ont voulu dévoiler le caractère politique, c’est-à-dire inscrit dans des rapports sociaux de pouvoir, de domination, de lieux, comportements et faits communément non questionnés, perçus comme relevant de l’ordre de l’intime, des relations interpersonnelles, de l’invisible ou du trivial, et de transformer ces questions en problèmes politiques, c’est-à-dire en objets de délibération publique et le cas échéant de coercition publique. Autrement dit, l’enjeu était de rendre visible des rapports de domination des hommes sur les femmes qui se déployaient dans la sphère privée sans être perçus comme tels : défendre une politisation du corps, lutter pour la politisation de la sexualité en général, et la politisation des rapports conjugaux, à travers une critique de la division sexuée du travail domestique.

La perspective féministe critique ainsi l’assimilation, par la science politique dominante, de la vision libérale enchantée de la dichotomie public-privé, et souligne les interactions entre la construction du genre et de la politique.

Susan Okin se propose donc de présenter les critiques féministes de la dichotomie public-privé et de fournir une réflexion sur leurs implications en termes de politiques publiques. Il convient pour cela au préalable de définir ce qu’on entend, ici, par dichotomie public-privé.

 

Définitions et ambigüités

Alors que la distinction entre le public et le privé structure la théorie libérale et la conception libérale de la liberté, Okin reproche au libéralisme son erreur méthodologique : manquer de rigueur et faire usage de ces termes sans souci de clarté et de définitions précises, comme si leur signification allait de soi. La démarche de Susan Okin se veut donc différente sur le plan de la méthode : le souci définitionnel permet de mettre au jour les ambigüités que ces définitions suscitent.

En effet, la distinction entre sphère publique et sphère privée, qui est centrale pour la théorie politique occidentale moderne, renvoie en réalité à des distinctions différentes selon les auteurs.

–         Privé = les sphères de la vie sociale où toute intrusion dans la liberté de l’individu a besoin d’une justification spécifique.

–         Public = désigne les sphères considérées comme légitimement accessibles. Le public se définit donc par défaut, comme tout ce qui n’est pas de l’ordre du  domestique et de l’intime.

La distinction entre le privé du public diffère donc selon que l’accent est mis :

a)     soit sur le contrôle de l’information concernant ce qui passe à l’intérieur de la sphère privée

b)    soit sur la liberté de pouvoir échapper à une certaine visibilité

c)     soit sur la liberté de ne pas avoir à subir des intrusions et des ingérences dans ses activités, dans son intimité ou dans ses décisions.

Cette discussion autour du public et le privé montre donc le caractère imprécis et flou de cette distinction. La difficulté à formuler des distinctions claires s’explique, selon Okin, par le fait que souvent, la discussion souffre de deux ambigüités. Pour dissiper ces ambigüités, il convient donc de les mettre au jour : c’est la compréhension du mécanisme des erreurs qui sont faites qui permettra de mieux définir ce que sont le public et le privé, et la nécessité de recourir à la notion de genre.

1)    la première ambigüité repose sur une équivocité terminologique.

Cette diversité, cette pluralité de sens, Okin la souligne, et elle identifie deux définitions principales de la dichotomie public-privé, la première renvoyant à la distinction Etat-société, et la seconde à la distinction entre sphère non domestique et sphère domestique.

–         Etat / société  —- > comme dans le sens propriété publique / propriété privée

–         Vie non domestique / vie domestique.

Dans ces deux dichotomies, le « public » correspond à l’Etat, et le « privé » correspond à la famille, la vie domestique et la vie intime. Quelle est donc la différence cruciale entre ces deux dichotomies ? La difficulté réside en une contradiction majeure, pourtant peu discutée par les théoriciens politiques dominants : il s’agit de la topologie du domaine socio-économique intermédiaire entre Etat et société, vie non domestique cad publique et vie domestique ; autrement dit la difficulté réside dans la place que l’on assigne à ce que depuis Hegel on appelle « société civile » : la société civile appartient-elle à la sphère publique ou à la sphère privée ?

Alors que selon la première dichotomie (Etat /société), la société civile est comprise comme relevant du privé, la seconde dichotomie (vie publique / domestique) fixe à la société civile la sphère publique comme lieu de résidence.

En résumé : La première ambigüité réside dans le fait que la distinction public / privé se réfère non seulement à la distinction entre l’Etat et la société, mais aussi à la distinction entre vie domestique et non domestique. Ce que Susan Okin nomme « le domaine socioéconomique intermédiaire » – cad, ici, la société et la vie non domestique – correspond au domaine privé dans le premier cas, et au domaine public dans le second.

Or, insiste Okin, cette contradiction majeure n’est pas discutée, la tendance générale consistant à négliger la plurivocité des significations de la dichotomie public / privé, voire même à la passer sous silence. Les courants dominants de la théorie politique font souvent l’économie d’une analyse de cette ambigüité, adoptant implicitement l’une des deux définitions et négligeant le plus souvent la sphère domestique.

La distinction entre Etat et société, n’apparaît donc que comme une scission de la sphère publique en deux sous-sphères, où la vie domestique occupe une position extrêmement ambiguë. On voit les dangers de cette dichotomisation exagérée de la division entre l’Etat et la société civile : Ne voir le rapport public /privé qu’en termes de dichotomie et ne pas accorder d’importance à la sphère domestique signifie négliger non seulement la famille, mais aussi les rapports de force existant au sein de celle-ci : Comme le souligne Okin, les théoriciens politique des courants dominants ignorent ainsi « la nature politique de la famille » et « l’importance de la justice dans la vie personnelle ».

Sur ce fond d’erreur, une seule exception se dégage du paysage : la discussion de Weinstein (The private and the free : a conceptual inquiery) qui parce qu’atypique mérite d’être soulignée :

De même que chaque couche de l’oignon est à la fois extérieure par rapport à une couche et intérieure par rapport à une autre, de même, analogiquement, une chose qui relève du privé par rapport à une sphère de la vie peut relever du public par rapport à une autre. L’analogie avec les couches superposées de l’oignon montre que la dichotomie public / privé, loin d’être univoque et uni-signifiante, a des significations plurielles : public et privé ne sont pas hermétiquement séparés, mais entre eux la frontière est mouvante et la séparation poreuse.

2)    La seconde ambigüité concerne la dichotomie public / domestique dont l’élément central est le caractère patriarcal de la division sexuée du travail

Selon la naturalisation de la différence des sexes, les femmes ont été jugées comme étant subordonnées aux hommes au sein de la famille. Ainsi depuis le XVIIème siècle, les droits protégeant les « individus » dans leur vie privée ne s’appliquaient souvent qu’aux hommes.  Alors qu’aux XVII, XVIII et XIXème siècles, des théoriciens politiques tels que Locke, Rousseau et Hegel séparent sphère publique de sphère privée et justifient la domination masculine dans la sphère domestique, la plupart des théoriciens actuels continuent de prôner la séparation des deux sphères, mais négligent les structures de pouvoir à l’intérieur de la famille, ainsi que la division sexuée du travail en tant que problème de justice sociale.

« C’est parce qu’ils continuent à perpétuer cette dichotomie (entre sphère domestique et non domestique cad sphère publique ) que les théoriciens peuvent ignorer des thèmes comme la nature politique de la famille ou l’importance de la justice dans la vie personnelle, et donc qu’ils négligent une majeure partie des inégalités de genre ». (p349).

 Dans la mesure où le droit à la vie privée dans la sphère domestique découle de la nature patriarcale du libéralisme, la question est de savoir de quel droit à la vie privée et à l’intimité nous parlons. En d’autres termes, il faut se demander – dans la perspective du genre – où commence et où cesse ce droit, à qui il s’applique et qui en décide. En outre en cas de conflit ou d’inégalités dans la sphère domestique, dans quelle mesure l’idée libérale de non-intervention de l’Etat est-elle acceptable ? Existe-t-il des droits inviolables du domaine privé de la liberté sur lesquels l’Etat ne doit pas intervenir ?

 

La négligence du genre, et la perpétuation non critique d’une dichotomie public / domestique.

Okin dénonce à la fois l’incapacité de la pensée politique moderne à prendre en compte la famille, et son usage d’un langage faussement neutre en termes de genre.

Il s’agit pour elle, dans le cadre de la défense de la thèse de l’articulation de la sphère publique et de la sphère privée supposant une politisation plus radicale de la sphère privée entendue comme lieu politique à part entière, de souligner que le caractère genré de la dichotomie public-privé est à la fois un impensé et un présupposé de l’ordre politique moderne.

Le présupposé explicite des théories politiques du passé consistait à dire que les sphères publique et domestique étaient séparées et fonctionnaient selon des principes différents.

On part généralement de l’idée que ce sont les théoriciens du contrat social, et en particulier Locke, qui, en définissant le pouvoir politique en le distinguant des relations de pouvoir à l’intérieur du ménage, ont su mettre fin à la thèse patriarcale selon laquelle les pouvoirs paternels et politiques ne font qu’un. En effet, Locke conteste les théories politiques qui construisent le pouvoir du souverain comme le prolongement et la métaphore des rapports patriarcaux qui s’exercent dans la famille. Au contraire, il dissocie nettement la vie politique, régie par des liens conventionnels entre individus libres et égaux, de la vie familiale, où prévalent des liens naturels. Mais on omet généralement qu’il exclut les femmes (les épouses) de son argument. Locke ne remet pas en cause les rapports de domination dans la famille, puisqu’il prend pour acquis le pouvoir du père et du mari dans la famille. Pour lui, la Pour lui, la soumission de l’épouse au mari dans la sphère domestique va de soi.

De même Rousseau et Hegel opposent l’altruisme particulariste de la famille et la nécessité d’une raison impartiale de la part de l’Etat, et grâce à cette opposition, légitiment à la domination masculine à l’intérieur de la sphère domestique.

Conséquences politiques de cette asymétrie entre hommes et femmes dans la sphère domestique : les femmes sont exclues du statut d’individus et de la participation dans le monde public de l’égalité, du consentement et de la convention.

La double affirmation de l’universalité des droits individuels et de la subordination des femmes peuvent apparaître comme une contradiction intenable. Pourtant, au moment où ces théories sont formulées, rares sont les penseurs qui les questionnent.

Les théories politiques « modernes » se construisent en effet dans un contexte d’essor et de profusion de discours naturalisant la différence et infériorité des femmes. La subordination des femmes dans le privé fait système avec leur exclusion dans le public : en effet les femmes sont dépendantes et soumises à l’autorité de leur mari dans la famille, elles ne sont pas capables d’un consentement autonome, donc exclues du contrat politique dans la sphère publique.

Par conséquent, la subordination des femmes et leur exclusion de la sphère publique étant perçues comme fondées en nature, se trouvent donc à ce titre, en dehors des bornes de la théorie politique. La nature constitue un socle légitime pour justifier les inégalités et les subordinations dans l’ordre politique moderne. La féminité, contrairement à la masculinité, est totalement réductible au corps, à la nature. Inversement, les qualités requises pour accéder au citoyen « neutre » relèvent du masculin.

Ainsi, le « masculin » fournit une incarnation à l’universalité supposée de l’ordre politique.

Cette rhétorique sur l’inégalité naturelle des sexes permet de faire « tenir » à la fois l’exclusion des femmes de la sphère publique et le postulat égalitaire des constructions politiques.

 

Ainsi, à quelques exceptions près notables …

–         Walzer qui s’intéresse à la justice interne de la famille

–         Bloom pour qui la famille est par nature et inévitablement injuste

–         Sandel dont les arguments contre la primauté de la justice reposent sur une vision idéalisée de la famille comme fonctionnant sur la base de valeurs plus nobles que la justice.

…  les théoriciens politiques contemporains, dont Rawls, perpétuent la tradition des sphères séparées en ignorant la famille, avec l’idée sous-jacente que « la famille est non-politique ».

Bien que la famille soit un constituant de la structure de base à laquelle les principes de justice sont censés s’appliquer, et que la conception rawlsienne du développement moral repose sur l’existence d’une famille juste, Okin déplore que Rawls lui-même passe sous silence la justice interne de la famille.

La théorie politique moderne commet donc l’erreur de considérer ses sujets comme des adultes mûrs et indépendants, sans pourtant expliquer comment ils le sont devenus.

 

A l’absence de la famille dans la théorie politique moderne, s’ajoute un deuxième phénomène déplorable que Susan Okin qualifie de « fausse neutralité du genre ».

Il s’agit pour elle de montrer qu’éviter le soi-disant usage générique des termes masculins ne suffit pas : on ne résoudra pas le problème des inégalités « en ajoutant les femmes » aux arguments des théoriciens politiques du passé, qui faisaient effectivement référence aux individus de sexe masculin qui dirigent la famille, « et en remuant ». Autrement dit, on ne résoudra rien si l’on étend à tous ce qui s’appliquait aux hommes, comme si l’on remplaçait la troisième personne du singulier masculine par « on », « il et elle », « les hommes et les femmes », ou en disant « les personnes ».

Ce genre de réponse purement terminologique aux critiques féministes, loin de répondre à l’exigence de reconnaissance, la déçoit : elle tend à simplifier à l’extrême les enjeux, à les amoindrir, et aboutit à des absurdités. Car, « les termes neutres, s’ils ne sont pas accompagnés d’une véritable conscience du genre, masquent trop souvent le fait que les expériences réelles des personnes dépendent de leur sexe, du moment qu’elles vivent dans une société structurée par le genre ».

Cette fausse neutralité du genre perpétue en fait la dichotomie public / domestique qui n’est toujours pas réévaluée de manière critique.

Okin s’appuie sur deux exemples pour montrer que l’utilisation d’un langage neutre en termes de genre peut être particulièrement trompeuse :

a)     l’effet que peut avoir l’utilisation de termes neutres sans véritable conscience du genre se reflète pleinement dans la discussion de Bruce Ackerman (La justice sociale dans l’Etat libéral) au sujet de l’avortement.

Dans ce cadre, l’utilisation d’un langage neutre se référant aux « parents » veut faire croire qu’il n’y a pas de différence significative entre la relation de la mère avec le fœtus et celle du père. Or cette implication ne serait valable uniquement dans le cas d’une société où le genre n’existerait pas, « cad où la différence de sexe n’engendrerait aucune conséquence sociale, où les sexes seraient égaux en termes de pouvoir et d’interdépendance, et où les responsabilités pour les enfants seraient intégralement partagées. »

b)    symptomatique de la négligence du genre est aussi la démarche d’Alasdair MacIntyre, en tant que son évitement prudent des anciens termes génériques masculins d’une part et son langage neutre en termes de genre d’autre part, ne parviennent nullement à démontrer que les traditions de l’universalisme démocratique sur lesquelles devraient se baser nos décisions morales et politiques sont capables d’intégrer entièrement les femmes.

L’héritage aristotélicien-chrétien cher à un « chrétien augustinien » tel que MacIntyre pose problème : D’une part il le conduit à s’appuyer, pour ce qui des récits sensés donnés sens et cohérence à nos vies, sur des exemples truffés d’allusions négatives sur les femmes et sur le genre. Le sexisme vient donc entacher la portée pratique et éthique du propos.

D’autre part il répond à la critique féministe d’Aristote (vision de la société basée sur la subordination des femmes) par Platon : l’intégration des femmes dans la défense de la Cité. Mais il omet de préciser que l’intégration des femmes gardiennes dans la Cité repose justement sur l’abolition de la famille.

La démarche de MacIntyre est donc aussi trompeuse que ne l’est celle d’Ackerman.

Et Okin de conclure que l’incapacité de la pensée politique moderne à prendre en compte la famille ainsi que son usage d’un langage faussement neutre en termes de genre ont contribué à la négligence de la question pourtant très politique du genre.

En définitive, comme le dit Okin dans une formule sans appel : « Dans une très large mesure, la théorie contemporaine, tout comme celle du passé, traite d’hommes qui ont des épouses à la maison ».

 

Conclusion

La remise en cause de la dichotomie public-privé a été présentée comme un axe de rupture, dans le discours féministe « radicale » des années 1970 : le slogan emblématique de cette rupture, « le privé est politique », ou « le personnel est politique », est intimement lié à la remise en question de la dichotomie public-privé en tant qu’il revient à questionner les frontières, voire la définition même du politique.

Deux significations possibles du « la famille est politique » et « le privé est politique » supposent des définitions différentes de la « politisation », et conduisent à mettre en lumière deux registres de finalité distincts pour le droit et les politiques publiques du point de vue du genre :

1) Première signification : « Le privé est politique » : ce qui se passe dans la sphère privée a des implications politiques :

« Le privé est politique » vise à mettre en lumière l’articulation entre sphère privée et sphère publique, afin de contribuer à une explication des inégalités de genre dans la sphère publique.

La question posée est alors celle des inégalités de genre qui marquent l’exercice de la citoyenneté dans la sphère publique : par exemple en termes de participation et de représentation politiques, ou encore en termes d’accès aux droits sociaux. La « politisation du privé » découle du constat qu’on ne saurait expliquer pleinement ces inégalités en s’en tenant à des facteurs qui relèvent strictement de la sphère publique, mais qu’une telle explication appelle une prise en considération des inégalités dans la sphère privée. Cette articulation entre inégalités dans la sphère privée et citoyenneté politique et sociale des femmes a été particulièrement théorisée du point de vue de la division sexuelle du travail. En substance, l’assignation prioritaire des femmes au travail domestique (incluant le travail de care) dans la sphère privée a des conséquences sur leur citoyenneté politique et sociale ; et cette division genrée du travail a des incidences en termes de droits sociaux, ceux-ci restant essentiellement fondés sur l’emploi.

La frontière public-privé se trouve fragilisée au sens où est théorisée la dépendance d’une sphère par rapport à l’autre : la politisation du privé met l’accent sur la dépendance d’une sphère par rapport à l’autre, en posant que la démocratie au foyer est une précondition de la démocratie en dehors du foyer.

Pour autant, l’identification du politique à la sphère publique n’est pas remise en question. Même si la prise en considération de l’articulation des sphères publique et privée conduit à recommander des interventions de l’Etat dans la sphère privée comme moyen de transformation des relations de genre dans un sens égalitaire. La sphère privée devient donc un lieu légitime d’intervention de l’Etat, ou plutôt les modalités d’intervention de l’Etat dans la sphère privée sont questionnées du point de vue de leur légitimité, ce en quoi cette perspective se démarque des théories libérales et républicaines de la séparation des sphères.

Dans cette première traduction du « privé est politique », la remise en question de la dichotomie public-privé est cependant limitée : Si l’influence du privé sur la sphère publique est prise en considération, et même si cela peut déboucher sur des politiques publiques visant la sphère privée, la sphère privée n’est pas considérée comme un enjeu politique en soi (mais seulement en tant qu’elle a un impact sur la démocratie dans la sphère publique). La sphère publique reste bien ici le seul lieu du politique.

2) « Le privé est politique »  = ce qui se passe dans la sphère privée est politique

Le privé doit être considéré comme un lieu proprement politique, en tant qu’il est le lieu de rapports de pouvoirs, et conséquemment comme un lieu où la question démocratique peut être posée en tant que telle. Ceci revient à envisager la démocratisation de la sphère privée non comme un moyen en vue d’une fin (la démocratisation de la sphère publique), mais comme une fin en soi. Selon Susan Moller Okin, « le personnel est politique » suppose « que ce qui se passe dans la vie personnelle, et en particulier dans les relations entre les sexes, n’est pas imperméable à la dynamique du pouvoir, qui est généralement considérée comme une caractéristique du politique ». Elle souligne donc la question de l’ubiquité du pouvoir.

Cette deuxième interprétation procède donc à un véritable déplacement des frontières entre sphère publique et sphère privée : alors que la plupart des théories libérales du politique établissent une distinction entre pouvoir et pouvoir politique, les critiques féministes qualifient un enjeu de « politique » à partir du moment où il engage des rapports de pouvoir. Ces critiques procèdent donc non seulement à une extension des frontières du politique, mais aussi à une redéfinition de ce dernier.

La « politisation » du privé, et l’appel à des politiques publiques d’un privé démocratique s’entendent non plus prioritairement au sens d’appel à une intervention de l’Etat, mais au sens de mise en évidence de rapports de pouvoir. Cette dénonciation des rapports de pouvoir au sein de la sphère est sous-tendue par une aspiration à une démocratisation de la sphère privée, à laquelle le droit et les politiques publiques peuvent contribuer, de la même manière qu’ils ont pu être garants de la famille patriarcale.

2 interprétations donc de cette « politisation du privé » cad de l’idée que « la famille est non-politique » est une affirmation fausse, mais qu’au contraire, « le privé est politique » :

– non seulement il existe des contraintes privées qui pèsent sur l’engagement public

– mais bien plus, la sphère privée est désormais vue comme le lieu de rapport de pouvoirs.

Face à l’idée d’une politisation totale de la sphère privée, impliquant une intervention de l’Etat, le spectre du totalitarisme vient spontanément à l’esprit

 

En définitive : La politisation du privé, contraintes et limites : l’Etat dans la sphère privée ou le spectre du totalitarisme ?

Soulignons que le féminisme soutenu par Okin ne réfute ni l’utilité du concept de vie privée, ni l’importance du « droit à l’intimité » dans la vie des êtres humains. « Nous ne refusons pas non plus l’idée qu’il est raisonnable de faire certaines distinctions entre la sphère publique et la sphère privée ».  

La spécificité de la sphère privée par rapport aux autres lieux du politique est maintenue avec l’idée que l’identification de rapports de pouvoir au sein de la sphère privée ne peut conduire à recommander automatiquement une intervention de la puissance publique. L’intervention de l’Etat dans la sphère privée doit se borner à mettre en place des conditions favorisant une démocratisation des relations, démocratisation qui, en dernier ressort, ne peut venir que des individus eux-mêmes.

Il apparaît en définitive que si la critique féministe implique une identification des rapports de pouvoir au sein de la sphère privée, cela ne débouche pas sur la recommandation d’une suppression de la dichotomie public-privé au sens d’une abolition de tout espace du privé et de l’intime. L’accusation qui voudrait faire de l’idée de politisation du privé un ferment de totalitarisme semble abusive. Il n’en reste pas moins que cette problématique axée sur la mise en évidence de la sphère privée comme lieu de rapports de pouvoir échoue à rendre compte de la pluralité des questionnements que la prise en considération du genre introduit par rapport à la dichotomie public-privé – au regard des revendications portées par les mouvements gays et lesbiens par exemple – signe que la réflexion sur le genre en philosophie politique a encore de beaux jours devant elle.

Marine Azencott

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