!!! Nouveauté : L’intégralité de cet article est maintenant téléchargeable en PDF. Nous vous rappelons que ce document reste la propriété intégrale de son auteur. Double-cliquez ici : Critique féministe de la dichotomie public-privé par Susan Okin
Un travail de réflexion, un compte rendu d’après la lecture de l’ouvrage de Susan Okin : « Le genre, le public et le privé«
Selon les termes de la philosophe féministe Carol Pateman (1989), « la dichotomie entre le public et le privé est au centre des écrits et des luttes politiques féministes depuis près de deux siècles; en dernier ressort, c’est l’enjeu principal du mouvement des femmes ». Même si cette question a informé les luttes féministes depuis leur apparition sous forme organisée à la fin du 19ème siècle dans la plupart des pays occidentaux, c’est surtout le mouvement féministe de la « seconde vague », qui a émergé majoritairement sur un mode radical au début des années 1970, qui a érigé cette critique au centre de ses préoccupations, comme l’indique le slogan emblématique de ces luttes : « le privé est politique ».
A travers ce slogan, les féministes ont voulu dévoiler le caractère politique, c’est-à-dire inscrit dans des rapports sociaux de pouvoir, de domination, de lieux, comportements et faits communément non questionnés, perçus comme relevant de l’ordre de l’intime, des relations interpersonnelles, de l’invisible ou du trivial, et de transformer ces questions en problèmes politiques, c’est-à-dire en objets de délibération publique et le cas échéant de coercition publique. Autrement dit, l’enjeu était de rendre visible des rapports de domination des hommes sur les femmes qui se déployaient dans la sphère privée sans être perçus comme tels : défendre une politisation du corps, lutter pour la politisation de la sexualité en général, et la politisation des rapports conjugaux, à travers une critique de la division sexuée du travail domestique.
La perspective féministe critique ainsi l’assimilation, par la science politique dominante, de la vision libérale enchantée de la dichotomie public-privé, et souligne les interactions entre la construction du genre et de la politique.
Susan Okin se propose donc de présenter les critiques féministes de la dichotomie public-privé et de fournir une réflexion sur leurs implications en termes de politiques publiques. Il convient pour cela au préalable de définir ce qu’on entend, ici, par dichotomie public-privé.
Définitions et ambigüités
Alors que la distinction entre le public et le privé structure la théorie libérale et la conception libérale de la liberté, Okin reproche au libéralisme son erreur méthodologique : manquer de rigueur et faire usage de ces termes sans souci de clarté et de définitions précises, comme si leur signification allait de soi. La démarche de Susan Okin se veut donc différente sur le plan de la méthode : le souci définitionnel permet de mettre au jour les ambigüités que ces définitions suscitent.
En effet, la distinction entre sphère publique et sphère privée, qui est centrale pour la théorie politique occidentale moderne, renvoie en réalité à des distinctions différentes selon les auteurs.
– Privé = les sphères de la vie sociale où toute intrusion dans la liberté de l’individu a besoin d’une justification spécifique.
– Public = désigne les sphères considérées comme légitimement accessibles. Le public se définit donc par défaut, comme tout ce qui n’est pas de l’ordre du domestique et de l’intime.
La distinction entre le privé du public diffère donc selon que l’accent est mis :
a) soit sur le contrôle de l’information concernant ce qui passe à l’intérieur de la sphère privée
b) soit sur la liberté de pouvoir échapper à une certaine visibilité
c) soit sur la liberté de ne pas avoir à subir des intrusions et des ingérences dans ses activités, dans son intimité ou dans ses décisions.
Cette discussion autour du public et le privé montre donc le caractère imprécis et flou de cette distinction. La difficulté à formuler des distinctions claires s’explique, selon Okin, par le fait que souvent, la discussion souffre de deux ambigüités. Pour dissiper ces ambigüités, il convient donc de les mettre au jour : c’est la compréhension du mécanisme des erreurs qui sont faites qui permettra de mieux définir ce que sont le public et le privé, et la nécessité de recourir à la notion de genre.
1) la première ambigüité repose sur une équivocité terminologique.
Cette diversité, cette pluralité de sens, Okin la souligne, et elle identifie deux définitions principales de la dichotomie public-privé, la première renvoyant à la distinction Etat-société, et la seconde à la distinction entre sphère non domestique et sphère domestique.
– Etat / société —- > comme dans le sens propriété publique / propriété privée
– Vie non domestique / vie domestique.
Dans ces deux dichotomies, le « public » correspond à l’Etat, et le « privé » correspond à la famille, la vie domestique et la vie intime. Quelle est donc la différence cruciale entre ces deux dichotomies ? La difficulté réside en une contradiction majeure, pourtant peu discutée par les théoriciens politiques dominants : il s’agit de la topologie du domaine socio-économique intermédiaire entre Etat et société, vie non domestique cad publique et vie domestique ; autrement dit la difficulté réside dans la place que l’on assigne à ce que depuis Hegel on appelle « société civile » : la société civile appartient-elle à la sphère publique ou à la sphère privée ?
Alors que selon la première dichotomie (Etat /société), la société civile est comprise comme relevant du privé, la seconde dichotomie (vie publique / domestique) fixe à la société civile la sphère publique comme lieu de résidence.
En résumé : La première ambigüité réside dans le fait que la distinction public / privé se réfère non seulement à la distinction entre l’Etat et la société, mais aussi à la distinction entre vie domestique et non domestique. Ce que Susan Okin nomme « le domaine socioéconomique intermédiaire » – cad, ici, la société et la vie non domestique – correspond au domaine privé dans le premier cas, et au domaine public dans le second.
Or, insiste Okin, cette contradiction majeure n’est pas discutée, la tendance générale consistant à négliger la plurivocité des significations de la dichotomie public / privé, voire même à la passer sous silence. Les courants dominants de la théorie politique font souvent l’économie d’une analyse de cette ambigüité, adoptant implicitement l’une des deux définitions et négligeant le plus souvent la sphère domestique.
La distinction entre Etat et société, n’apparaît donc que comme une scission de la sphère publique en deux sous-sphères, où la vie domestique occupe une position extrêmement ambiguë. On voit les dangers de cette dichotomisation exagérée de la division entre l’Etat et la société civile : Ne voir le rapport public /privé qu’en termes de dichotomie et ne pas accorder d’importance à la sphère domestique signifie négliger non seulement la famille, mais aussi les rapports de force existant au sein de celle-ci : Comme le souligne Okin, les théoriciens politique des courants dominants ignorent ainsi « la nature politique de la famille » et « l’importance de la justice dans la vie personnelle ».
Sur ce fond d’erreur, une seule exception se dégage du paysage : la discussion de Weinstein (The private and the free : a conceptual inquiery) qui parce qu’atypique mérite d’être soulignée :
De même que chaque couche de l’oignon est à la fois extérieure par rapport à une couche et intérieure par rapport à une autre, de même, analogiquement, une chose qui relève du privé par rapport à une sphère de la vie peut relever du public par rapport à une autre. L’analogie avec les couches superposées de l’oignon montre que la dichotomie public / privé, loin d’être univoque et uni-signifiante, a des significations plurielles : public et privé ne sont pas hermétiquement séparés, mais entre eux la frontière est mouvante et la séparation poreuse.
2) La seconde ambigüité concerne la dichotomie public / domestique dont l’élément central est le caractère patriarcal de la division sexuée du travail
Selon la naturalisation de la différence des sexes, les femmes ont été jugées comme étant subordonnées aux hommes au sein de la famille. Ainsi depuis le XVIIème siècle, les droits protégeant les « individus » dans leur vie privée ne s’appliquaient souvent qu’aux hommes. Alors qu’aux XVII, XVIII et XIXème siècles, des théoriciens politiques tels que Locke, Rousseau et Hegel séparent sphère publique de sphère privée et justifient la domination masculine dans la sphère domestique, la plupart des théoriciens actuels continuent de prôner la séparation des deux sphères, mais négligent les structures de pouvoir à l’intérieur de la famille, ainsi que la division sexuée du travail en tant que problème de justice sociale.
« C’est parce qu’ils continuent à perpétuer cette dichotomie (entre sphère domestique et non domestique cad sphère publique ) que les théoriciens peuvent ignorer des thèmes comme la nature politique de la famille ou l’importance de la justice dans la vie personnelle, et donc qu’ils négligent une majeure partie des inégalités de genre ». (p349).
Dans la mesure où le droit à la vie privée dans la sphère domestique découle de la nature patriarcale du libéralisme, la question est de savoir de quel droit à la vie privée et à l’intimité nous parlons. En d’autres termes, il faut se demander – dans la perspective du genre – où commence et où cesse ce droit, à qui il s’applique et qui en décide. En outre en cas de conflit ou d’inégalités dans la sphère domestique, dans quelle mesure l’idée libérale de non-intervention de l’Etat est-elle acceptable ? Existe-t-il des droits inviolables du domaine privé de la liberté sur lesquels l’Etat ne doit pas intervenir ?
La négligence du genre, et la perpétuation non critique d’une dichotomie public / domestique.
Okin dénonce à la fois l’incapacité de la pensée politique moderne à prendre en compte la famille, et son usage d’un langage faussement neutre en termes de genre.
Il s’agit pour elle, dans le cadre de la défense de la thèse de l’articulation de la sphère publique et de la sphère privée supposant une politisation plus radicale de la sphère privée entendue comme lieu politique à part entière, de souligner que le caractère genré de la dichotomie public-privé est à la fois un impensé et un présupposé de l’ordre politique moderne.
Le présupposé explicite des théories politiques du passé consistait à dire que les sphères publique et domestique étaient séparées et fonctionnaient selon des principes différents.
On part généralement de l’idée que ce sont les théoriciens du contrat social, et en particulier Locke, qui, en définissant le pouvoir politique en le distinguant des relations de pouvoir à l’intérieur du ménage, ont su mettre fin à la thèse patriarcale selon laquelle les pouvoirs paternels et politiques ne font qu’un. En effet, Locke conteste les théories politiques qui construisent le pouvoir du souverain comme le prolongement et la métaphore des rapports patriarcaux qui s’exercent dans la famille. Au contraire, il dissocie nettement la vie politique, régie par des liens conventionnels entre individus libres et égaux, de la vie familiale, où prévalent des liens naturels. Mais on omet généralement qu’il exclut les femmes (les épouses) de son argument. Locke ne remet pas en cause les rapports de domination dans la famille, puisqu’il prend pour acquis le pouvoir du père et du mari dans la famille. Pour lui, la Pour lui, la soumission de l’épouse au mari dans la sphère domestique va de soi.
De même Rousseau et Hegel opposent l’altruisme particulariste de la famille et la nécessité d’une raison impartiale de la part de l’Etat, et grâce à cette opposition, légitiment à la domination masculine à l’intérieur de la sphère domestique.
Conséquences politiques de cette asymétrie entre hommes et femmes dans la sphère domestique : les femmes sont exclues du statut d’individus et de la participation dans le monde public de l’égalité, du consentement et de la convention.
La double affirmation de l’universalité des droits individuels et de la subordination des femmes peuvent apparaître comme une contradiction intenable. Pourtant, au moment où ces théories sont formulées, rares sont les penseurs qui les questionnent.
Les théories politiques « modernes » se construisent en effet dans un contexte d’essor et de profusion de discours naturalisant la différence et infériorité des femmes. La subordination des femmes dans le privé fait système avec leur exclusion dans le public : en effet les femmes sont dépendantes et soumises à l’autorité de leur mari dans la famille, elles ne sont pas capables d’un consentement autonome, donc exclues du contrat politique dans la sphère publique.
Par conséquent, la subordination des femmes et leur exclusion de la sphère publique étant perçues comme fondées en nature, se trouvent donc à ce titre, en dehors des bornes de la théorie politique. La nature constitue un socle légitime pour justifier les inégalités et les subordinations dans l’ordre politique moderne. La féminité, contrairement à la masculinité, est totalement réductible au corps, à la nature. Inversement, les qualités requises pour accéder au citoyen « neutre » relèvent du masculin.
Ainsi, le « masculin » fournit une incarnation à l’universalité supposée de l’ordre politique.
Cette rhétorique sur l’inégalité naturelle des sexes permet de faire « tenir » à la fois l’exclusion des femmes de la sphère publique et le postulat égalitaire des constructions politiques.
Ainsi, à quelques exceptions près notables …
– Walzer qui s’intéresse à la justice interne de la famille
– Bloom pour qui la famille est par nature et inévitablement injuste
– Sandel dont les arguments contre la primauté de la justice reposent sur une vision idéalisée de la famille comme fonctionnant sur la base de valeurs plus nobles que la justice.
… les théoriciens politiques contemporains, dont Rawls, perpétuent la tradition des sphères séparées en ignorant la famille, avec l’idée sous-jacente que « la famille est non-politique ».
Bien que la famille soit un constituant de la structure de base à laquelle les principes de justice sont censés s’appliquer, et que la conception rawlsienne du développement moral repose sur l’existence d’une famille juste, Okin déplore que Rawls lui-même passe sous silence la justice interne de la famille.
La théorie politique moderne commet donc l’erreur de considérer ses sujets comme des adultes mûrs et indépendants, sans pourtant expliquer comment ils le sont devenus.
A l’absence de la famille dans la théorie politique moderne, s’ajoute un deuxième phénomène déplorable que Susan Okin qualifie de « fausse neutralité du genre ».
Il s’agit pour elle de montrer qu’éviter le soi-disant usage générique des termes masculins ne suffit pas : on ne résoudra pas le problème des inégalités « en ajoutant les femmes » aux arguments des théoriciens politiques du passé, qui faisaient effectivement référence aux individus de sexe masculin qui dirigent la famille, « et en remuant ». Autrement dit, on ne résoudra rien si l’on étend à tous ce qui s’appliquait aux hommes, comme si l’on remplaçait la troisième personne du singulier masculine par « on », « il et elle », « les hommes et les femmes », ou en disant « les personnes ».
Ce genre de réponse purement terminologique aux critiques féministes, loin de répondre à l’exigence de reconnaissance, la déçoit : elle tend à simplifier à l’extrême les enjeux, à les amoindrir, et aboutit à des absurdités. Car, « les termes neutres, s’ils ne sont pas accompagnés d’une véritable conscience du genre, masquent trop souvent le fait que les expériences réelles des personnes dépendent de leur sexe, du moment qu’elles vivent dans une société structurée par le genre ».
Cette fausse neutralité du genre perpétue en fait la dichotomie public / domestique qui n’est toujours pas réévaluée de manière critique.
Okin s’appuie sur deux exemples pour montrer que l’utilisation d’un langage neutre en termes de genre peut être particulièrement trompeuse :
a) l’effet que peut avoir l’utilisation de termes neutres sans véritable conscience du genre se reflète pleinement dans la discussion de Bruce Ackerman (La justice sociale dans l’Etat libéral) au sujet de l’avortement.
Dans ce cadre, l’utilisation d’un langage neutre se référant aux « parents » veut faire croire qu’il n’y a pas de différence significative entre la relation de la mère avec le fœtus et celle du père. Or cette implication ne serait valable uniquement dans le cas d’une société où le genre n’existerait pas, « cad où la différence de sexe n’engendrerait aucune conséquence sociale, où les sexes seraient égaux en termes de pouvoir et d’interdépendance, et où les responsabilités pour les enfants seraient intégralement partagées. »
b) symptomatique de la négligence du genre est aussi la démarche d’Alasdair MacIntyre, en tant que son évitement prudent des anciens termes génériques masculins d’une part et son langage neutre en termes de genre d’autre part, ne parviennent nullement à démontrer que les traditions de l’universalisme démocratique sur lesquelles devraient se baser nos décisions morales et politiques sont capables d’intégrer entièrement les femmes.
L’héritage aristotélicien-chrétien cher à un « chrétien augustinien » tel que MacIntyre pose problème : D’une part il le conduit à s’appuyer, pour ce qui des récits sensés donnés sens et cohérence à nos vies, sur des exemples truffés d’allusions négatives sur les femmes et sur le genre. Le sexisme vient donc entacher la portée pratique et éthique du propos.
D’autre part il répond à la critique féministe d’Aristote (vision de la société basée sur la subordination des femmes) par Platon : l’intégration des femmes dans la défense de la Cité. Mais il omet de préciser que l’intégration des femmes gardiennes dans la Cité repose justement sur l’abolition de la famille.
La démarche de MacIntyre est donc aussi trompeuse que ne l’est celle d’Ackerman.
Et Okin de conclure que l’incapacité de la pensée politique moderne à prendre en compte la famille ainsi que son usage d’un langage faussement neutre en termes de genre ont contribué à la négligence de la question pourtant très politique du genre.
En définitive, comme le dit Okin dans une formule sans appel : « Dans une très large mesure, la théorie contemporaine, tout comme celle du passé, traite d’hommes qui ont des épouses à la maison ».
Conclusion
La remise en cause de la dichotomie public-privé a été présentée comme un axe de rupture, dans le discours féministe « radicale » des années 1970 : le slogan emblématique de cette rupture, « le privé est politique », ou « le personnel est politique », est intimement lié à la remise en question de la dichotomie public-privé en tant qu’il revient à questionner les frontières, voire la définition même du politique.
Deux significations possibles du « la famille est politique » et « le privé est politique » supposent des définitions différentes de la « politisation », et conduisent à mettre en lumière deux registres de finalité distincts pour le droit et les politiques publiques du point de vue du genre :
1) Première signification : « Le privé est politique » : ce qui se passe dans la sphère privée a des implications politiques :
« Le privé est politique » vise à mettre en lumière l’articulation entre sphère privée et sphère publique, afin de contribuer à une explication des inégalités de genre dans la sphère publique.
La question posée est alors celle des inégalités de genre qui marquent l’exercice de la citoyenneté dans la sphère publique : par exemple en termes de participation et de représentation politiques, ou encore en termes d’accès aux droits sociaux. La « politisation du privé » découle du constat qu’on ne saurait expliquer pleinement ces inégalités en s’en tenant à des facteurs qui relèvent strictement de la sphère publique, mais qu’une telle explication appelle une prise en considération des inégalités dans la sphère privée. Cette articulation entre inégalités dans la sphère privée et citoyenneté politique et sociale des femmes a été particulièrement théorisée du point de vue de la division sexuelle du travail. En substance, l’assignation prioritaire des femmes au travail domestique (incluant le travail de care) dans la sphère privée a des conséquences sur leur citoyenneté politique et sociale ; et cette division genrée du travail a des incidences en termes de droits sociaux, ceux-ci restant essentiellement fondés sur l’emploi.
La frontière public-privé se trouve fragilisée au sens où est théorisée la dépendance d’une sphère par rapport à l’autre : la politisation du privé met l’accent sur la dépendance d’une sphère par rapport à l’autre, en posant que la démocratie au foyer est une précondition de la démocratie en dehors du foyer.
Pour autant, l’identification du politique à la sphère publique n’est pas remise en question. Même si la prise en considération de l’articulation des sphères publique et privée conduit à recommander des interventions de l’Etat dans la sphère privée comme moyen de transformation des relations de genre dans un sens égalitaire. La sphère privée devient donc un lieu légitime d’intervention de l’Etat, ou plutôt les modalités d’intervention de l’Etat dans la sphère privée sont questionnées du point de vue de leur légitimité, ce en quoi cette perspective se démarque des théories libérales et républicaines de la séparation des sphères.
Dans cette première traduction du « privé est politique », la remise en question de la dichotomie public-privé est cependant limitée : Si l’influence du privé sur la sphère publique est prise en considération, et même si cela peut déboucher sur des politiques publiques visant la sphère privée, la sphère privée n’est pas considérée comme un enjeu politique en soi (mais seulement en tant qu’elle a un impact sur la démocratie dans la sphère publique). La sphère publique reste bien ici le seul lieu du politique.
2) « Le privé est politique » = ce qui se passe dans la sphère privée est politique
Le privé doit être considéré comme un lieu proprement politique, en tant qu’il est le lieu de rapports de pouvoirs, et conséquemment comme un lieu où la question démocratique peut être posée en tant que telle. Ceci revient à envisager la démocratisation de la sphère privée non comme un moyen en vue d’une fin (la démocratisation de la sphère publique), mais comme une fin en soi. Selon Susan Moller Okin, « le personnel est politique » suppose « que ce qui se passe dans la vie personnelle, et en particulier dans les relations entre les sexes, n’est pas imperméable à la dynamique du pouvoir, qui est généralement considérée comme une caractéristique du politique ». Elle souligne donc la question de l’ubiquité du pouvoir.
Cette deuxième interprétation procède donc à un véritable déplacement des frontières entre sphère publique et sphère privée : alors que la plupart des théories libérales du politique établissent une distinction entre pouvoir et pouvoir politique, les critiques féministes qualifient un enjeu de « politique » à partir du moment où il engage des rapports de pouvoir. Ces critiques procèdent donc non seulement à une extension des frontières du politique, mais aussi à une redéfinition de ce dernier.
La « politisation » du privé, et l’appel à des politiques publiques d’un privé démocratique s’entendent non plus prioritairement au sens d’appel à une intervention de l’Etat, mais au sens de mise en évidence de rapports de pouvoir. Cette dénonciation des rapports de pouvoir au sein de la sphère est sous-tendue par une aspiration à une démocratisation de la sphère privée, à laquelle le droit et les politiques publiques peuvent contribuer, de la même manière qu’ils ont pu être garants de la famille patriarcale.
2 interprétations donc de cette « politisation du privé » cad de l’idée que « la famille est non-politique » est une affirmation fausse, mais qu’au contraire, « le privé est politique » :
– non seulement il existe des contraintes privées qui pèsent sur l’engagement public
– mais bien plus, la sphère privée est désormais vue comme le lieu de rapport de pouvoirs.
Face à l’idée d’une politisation totale de la sphère privée, impliquant une intervention de l’Etat, le spectre du totalitarisme vient spontanément à l’esprit
En définitive : La politisation du privé, contraintes et limites : l’Etat dans la sphère privée ou le spectre du totalitarisme ?
Soulignons que le féminisme soutenu par Okin ne réfute ni l’utilité du concept de vie privée, ni l’importance du « droit à l’intimité » dans la vie des êtres humains. « Nous ne refusons pas non plus l’idée qu’il est raisonnable de faire certaines distinctions entre la sphère publique et la sphère privée ».
La spécificité de la sphère privée par rapport aux autres lieux du politique est maintenue avec l’idée que l’identification de rapports de pouvoir au sein de la sphère privée ne peut conduire à recommander automatiquement une intervention de la puissance publique. L’intervention de l’Etat dans la sphère privée doit se borner à mettre en place des conditions favorisant une démocratisation des relations, démocratisation qui, en dernier ressort, ne peut venir que des individus eux-mêmes.
Il apparaît en définitive que si la critique féministe implique une identification des rapports de pouvoir au sein de la sphère privée, cela ne débouche pas sur la recommandation d’une suppression de la dichotomie public-privé au sens d’une abolition de tout espace du privé et de l’intime. L’accusation qui voudrait faire de l’idée de politisation du privé un ferment de totalitarisme semble abusive. Il n’en reste pas moins que cette problématique axée sur la mise en évidence de la sphère privée comme lieu de rapports de pouvoir échoue à rendre compte de la pluralité des questionnements que la prise en considération du genre introduit par rapport à la dichotomie public-privé – au regard des revendications portées par les mouvements gays et lesbiens par exemple – signe que la réflexion sur le genre en philosophie politique a encore de beaux jours devant elle.
Marine Azencott