Le cubisme … en poésie.

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les demoiselles d'Avignon

 

Non non… contrairement aux idées reçues, le cubisme ne se trouve pas qu’en peinture…on le trouve également en poésie…chez celui qu’on a appelé  » Max le prestigitateur  » ou  » Max le Clown  » et que Michel Leiris qualifiera de « grand poète sous sa défroque bigarrée d’arlequin « … Chacun l’a compris, il s’agit bien de Max Jacob… dont personnellement je regrette qu’on ait « mis aux oubliettes » une poésie d’une telle fraicheur, d’une telle originalité, d’une simple Beauté… Max est ce jongleur qui me fait rire, cet enfant qui réinvente le monde puisque le nôtre marche de travers, par son humour farfelu, sa poésie de l’inapproprié, il nous fait un pied de nez, et nous renvoie notre image, nous qui marchons en crabe. Max Jacob est donc pour moi non seulement un démystificateur, un mystique, mais aussi un magicien… L’univers devient non-univers, décrit comme ce qu’il n’est pas. A bien suivre son illogique logique… je ne suis pas ce que j’ai l’apparence d’être ( merci Max, car justement ça m’arrange….) et ce dont je n’ai pas l’air, je le suis.

Son  » aventure poétique » nait de la découverte cubiste. Dans le domaine pictural, les Demoiselles d’Avignon signifient une énorme conquête dans le sens de la liberté du peintre: abandon de la perspective, abandon du clair-obscur qui donnait volume aux objets, rejet donc de toute convention, de tout trompe l’oeil.
La peinture n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde ; l’invention pure s’affirme contre la reproduction de la nature : l’objet est présenté comme si quelque spectateur idéal, affranchi de la pesanteur, tournait autour de lui. Il ne s’agit plus d’évoquer l’espace de notre terre, l’horizon, les étoiles, mais un espace illimité, libéré de nos habitudes de pesanteur et d’orientation.

Le cubisme de Max Jacob se présente dans la poétique qui est la sienne, à savoir la poétique de la « transplantation »… Une « marge » doit séparer le poème de la terre,  » l’entourer de silence » : car  » Surprendre est peu de chose, il faut transplanter » ( Préface du Cornet à dés) L’oeuvre est donc éloignée du sujet, pour vivre d’une vie autonome, échappant au système de références reconnu par le lecteur. Contre le subjectivisme symboliste, et rejoingnant l’investigation cubiste, les poèmes jacobiens ne sont plus le reflet, l’imitation du monde naturel, son interprétation ou sa transcription… mais des objets, au même titre que ceux qui peuplent le réel.
Le but cubiste, c’était d’  » arriver au réel par des moyens non réalistes. » La démarche des peintres, conduisant à un refus de la figuration, aboutit chez Jacob à un refus de la suprématie du sens, l’idée doit  » se faire excuser » ; le poème en prose présente un monde autarcique, »situé » , ménageant l’éloignement nécessaire pour que nous nous sentions attirés hors de notre univers.
Appel des images entre elles, anti-conformisme, voilà les caractéristiques de l’écriture de celui qui est conscient de son risque d »hermétisme.  » On m’a reproché d’être incompréhensible » … c’est l’aveu de celui qui sait que nous, lecteurs, allons être désemparés par l’impression première de banalité, par l’intrusion de moyens jugés impertinents, car Max écrit des poèmes qui ne sont pas ce que l’on attend qu’un poème soit.
L’esthétique jacobienne, c’est donc celle qui peut n’être définie que par la négative: c’est l’écriture du refus, refus du sujet, refus du genre, refus de tout ce qui suggère un ordre préétabli, refus de tout message dont la poésie serait le véhicule, suppression de l’âme et du coeur… Laissant l’initiative aux mots, Max est le poète de  » l’anti-poésie ». C’est dire que notre lecture est une anti-lecture…

Marine Azencott (écrit le 21 juin 2005)

Quelques citations piochées dans la même oeuvre (Stances sur la mort, Jean de Sponde)

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 » J’ai vu ces clairs éclairs passer devant mes yeux,
Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
Où d’une, où d’autre part, éclatera l’orage.
J’ai vu fondre la neige, et ses torrents tarir,
Ces lions rugissants, je les ai vus sans rage,
Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir. »

 » De la mer on s’attend à ressurgir au Port,
Sur la Terre aux effrois dont l’ennemi s’atterre:
Bref chacun pense à vivre, et ce vaisseau de verre
S’estime être un rocher bien solide, et bien fort.
Je vois ces vermisseaux bâtir dedans leurs plaines,
Les monts de leurs desseins, dont les cimes hautaines
Semblent presque égaler leurs coeurs ambitieux.
Géants, où poussez-vous ces beaux amas de poudre?
Vous les amoncelez? Vous les verrez dissoudre:
Ils montent de la Terre? Ils tomberont des Cieux. »

 » Tandis que dedans l’air un autre air je respire,
Et qu’à l’envie du feu j’allume mon désir,
Que j’enfle contre l’eau les eaux de mon plaisir,
Et que me colle à Terre un importun martyre,
Cet air toujours m’anime, et le désir m’attire,
Je recherche à monceaux les plaisirs à choisir,
Mon martyre élevé me vient encor saisir,
Et de tous mes travaux le dernier est le pire.
A la fin je me trouve en un étrange émoi,
Car ces divers effets ne sont que contre moi :
C’est mourir que de vivre en cette peine extrême. »

 » Voire, ce sont nos jours : quand tu seras monté
A ce point de hauteur, à ce point arrêté
Qui ne se peut forcer, il te faudra descendre.
Le trait est empenné, l’air qu’il va poursuivant
C’est le champ de l’orage : hé ! commence d’apprendre
Que la vie est de Plume, et le monde de Vent.  »

 » Qui sont, qui sont ceux-là, dont le coeur idolâtre
Se jette aux pieds du Monde, et flatte ses honneurs,
Et qui sont ces valets, et qui sont ces Seigneurs,
Et ces âmes d’Ebène, et ces faces d’Albâtre ?
Ces masques déguisés, dont la troupe folâtre
S’amuse à caresser je ne sais quels donneurs
De fumées de Cour, et ces entrepreneurs
De vaincre encor le Ciel qu’ils ne peuvent combattre ?
Qui sont ces louvoyeurs qui s’éloignent du Port ?
Hommagers à la Vie, et félons à la Mort,
Dont l’étoile est leur Bien, le Vent leur fantaisie ?
Je vogue en même mer, et craindrais de périr
Si ce n’est que je sais que cette même vie
N’est rien que le fanal qui me guide au mourir. »

La poésie religieuse baroque

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[Je publie ici un ancien article, que j’avais écrit il y a fort longtemps, le 19 juin 2005. Car même si maintenant je dirais sans doute les choses de manière différente, il me semble qu’aujourd’hui encore je ne renie pas ces idées là. Voici donc]

J’ai récemment découvert Jean de Sponde… ce poète m’a enchantée….

Tout s’enfle contre moi, tout m’assaut, tout me tente,
Et le Monde et la Chair, et l’Ange révolté,
Dont l’onde, dont l’effort, dont le charme inventé
Et m’abîme, Seigneur, et m’ébranle, et m’enchante.

 

 Quelle nef, quel appui, quelle oreille dormante,
Sans péril, sans tomber, et sans être enchanté,
Me donn’ras-tu ? Ton Temple où vit ta Sainteté,
Ton invincible main, et ta voix si constante ?
  
Et quoi ? Mon Dieu, je sens combattre maintes fois
Encor avec ton Temple, et ta main, et ta voix,
Cet Ange révolté, cette Chair, et ce Monde.
  
Mais ton Temple pourtant, ta main, ta voix sera
La nef, l’appui, l’oreille, où ce charme perdra,
Où mourra cet effort, où se rompra cette onde.

 

Jean de Sponde, Sonnets sur la Mort, (sonnet XII), Essai de quelques poèmes chrétiens

 

Une double armature idéologique soutient sa poésie: D’une part le christianisme, dans sa double version, traditionnelle et réformée, qui le conduit à une poésie cosmologique et religieuse…
D’autre part, une armature philosophique, réservoir métaphorique et symbolique dont l’écriture se fait l’expression….Ce qui m’impressionne chez lui, c’est cette sorte de « métamorphose du platonisme ». Il y a comme une conversion de la connaissance, telle qu’elle est exposée dans la République. Chez Platon, remonter de la fantasmagorie d’apparences aux modèles qui en sont l’origine constitue le premier acte de l’intelligence par laquelle s’institue une dialectique permettant d’aller des ombres aux objets, et des objets qui ne sont qu’images aux archétypes d’où leur forme procède…
Le cheminement du savoir est transcrit comme un itinéraire de l’âme, des ténèbres à la lumière. Mais l’incarnation dans la matière – la naissance à la vie terrestre est conçue comme l’enfermement dans un tombeau, le corps et une mort ou l’exil de la vie terrestre – lui a fait oublier ce qu’elle a vu. Il ne reste de ce contact qu’un désir de retrouver la vérité, cette phase de la vie antérieure de l’âme occultée par l’Oubli. Mais l’âme est soumise à la tentation et l’erreur….
Voilà la philosophie platonicienne de la connaissance que Sponde incurve en quête du Salut, car Dieu seul est détenteur de vérité. Une philosophie, qui, chez le poète s’exprime par le symbolisme du voyage, de l’aérien…. car le poète retient du philosophe l’appareil métaphorique de cette épopée de l’esprit.

C’est par ailleurs le cratylisme (qui considère que la configuration matérielle du mot n’est ni conventionnelle ni arbitraire, mais qu’elle résulte d’une parenté avec la chose que le mot représente) qui offre à Sponde la perspective d’un retour à une mythique langue originelle, magie du langage, pouvoir caché des mots sous une forme cryptée de la langue d’Adam en son état d’innocence…
L’acte poétique devient le premier pas d’une rédemption, d’un retour, qui donne au langage une fonction cathartique et démiurgique. La théorie de l’extase poétique est donc transférée du registre paien au registre chrétien…. Mouvement de purification, d’élévation, le poète s’adresse à son Dieu, inspirateur de son chant.

On comprend donc aisément que la philosophie platonicienne, d’essence spiritualiste et d’expression allégorique ait pu être intégrée à la pensée chrétienne de Sponde.
C’est aussi dire que le lecteur, face à une telle poésie se fait un décodeur… d’un langage qui paradoxalement a tout l’air d’une énigme…

Je me suis plongée au coeur des Stances de la mort, évoquant le difficile combat, qui doit, malgré l’attachement naturel à la vie, mener à accepter l’idée de la mort non plus comme un malheur inévitable, mais comme un port de salut. Apprivoiser sa mort, vivre sa vie comme le chemin menant au repos, dépasser les « vanités » du monde, se défaire des faux espoirs et des illusions, y compris celles de la sagesse philosophique…Voilà l’objectif.

Sponde se parle à lui même, mais il nous parle aussi à nous, son lecteur, emprunte un ton de prédicateur, sermonne, interroge, fustige même; perce une ironie amère… Sponde nous prend, et nous entraine, nous, lecteurs, au cœur d’un conflit de représentation du monde… 

Marine Azencott – (écrit le 19 juin 2005)

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Vedette

Chers lecteurs,

Quelques mots pour vous expliquer mon long silence, et aussi pour que vous sachiez ce qui est en train de bouillir dans ma marmite. La préparation de l’agrégation m’a pris et me prend énormément de temps, et j’a bien du mal à être sur tous les fronts à la fois ….  Agrégation, master, tenue régulière de ce nouveau site. Il faudrait pour cela être superwoman, et évidemment, je ne le suis pas encore devenue. Demain peut-être….

Quoiqu’il en soit, j’ai créé cette rubrique – le bloc-notes de Marine – afin de m’adresser à vous de façon plus personnelle, vous confier ce sur quoi je suis en train de travailler, les problématiques en chantier, et afin de vous annoncer  les travaux de recherches à paraître.

Vous trouverez donc ici (dans la rubrique en construction « Regards politiques ») un nouveau travail sur la critique féministe de la dichotomie public-privé, et une réflexion sur la notion de « genre » en politique, à partir de la lecture de l’ouvrage de Susan Okin, « Le genre, le public et le privé ».  Directement téléchargeable en format PDF, cliquez ici : Critique féministe de la dichotomie public-privé par Susan Okin

Bientôt à paraître :   – Un travail sur l’approche sociologique de la politique, à travers un compte rendu détaillé de la lecture de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, de Max Weber. 

– un mini-mémoire de philosophie des sciences : Le réalisme structural de Poincaré selon Worrall.

Puisque cet espace est destiné aux annonces, j’en profite pour vous faire partager ma joie : je suis admise à Sciences Po Paris en master Affaires publiques ! On tient le bon bout !  A poursuivre.

A vite, chers visiteurs ! Et bonne lecture !

M.A

Le genre, le public et le privé : critique féministe de la dichotomie public-privé, et recours à la notion de « genre »

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 !!!  Nouveauté : L’intégralité de cet article est maintenant téléchargeable en PDF. Nous vous rappelons que ce document reste la propriété intégrale de son auteur. Double-cliquez ici :  Critique féministe de la dichotomie public-privé par Susan Okin

 

Un travail de réflexion, un compte rendu d’après la lecture de l’ouvrage de Susan Okin : « Le genre, le public et  le privé« 

 

Selon les termes de la philosophe féministe Carol Pateman (1989), « la dichotomie entre le public et le privé est au centre des écrits et des luttes politiques féministes depuis près de deux siècles; en dernier ressort, c’est l’enjeu principal du mouvement des femmes ». Même si cette question a informé les luttes féministes depuis leur apparition sous forme organisée à la fin du 19ème siècle dans la plupart des pays occidentaux, c’est surtout le mouvement féministe de la « seconde vague », qui a émergé majoritairement sur un mode radical au début des années 1970, qui a érigé cette critique au centre de ses préoccupations, comme l’indique le slogan emblématique de ces luttes : « le privé est politique ».

A travers ce slogan, les féministes ont voulu dévoiler le caractère politique, c’est-à-dire inscrit dans des rapports sociaux de pouvoir, de domination, de lieux, comportements et faits communément non questionnés, perçus comme relevant de l’ordre de l’intime, des relations interpersonnelles, de l’invisible ou du trivial, et de transformer ces questions en problèmes politiques, c’est-à-dire en objets de délibération publique et le cas échéant de coercition publique. Autrement dit, l’enjeu était de rendre visible des rapports de domination des hommes sur les femmes qui se déployaient dans la sphère privée sans être perçus comme tels : défendre une politisation du corps, lutter pour la politisation de la sexualité en général, et la politisation des rapports conjugaux, à travers une critique de la division sexuée du travail domestique.

La perspective féministe critique ainsi l’assimilation, par la science politique dominante, de la vision libérale enchantée de la dichotomie public-privé, et souligne les interactions entre la construction du genre et de la politique.

Susan Okin se propose donc de présenter les critiques féministes de la dichotomie public-privé et de fournir une réflexion sur leurs implications en termes de politiques publiques. Il convient pour cela au préalable de définir ce qu’on entend, ici, par dichotomie public-privé.

 

Définitions et ambigüités

Alors que la distinction entre le public et le privé structure la théorie libérale et la conception libérale de la liberté, Okin reproche au libéralisme son erreur méthodologique : manquer de rigueur et faire usage de ces termes sans souci de clarté et de définitions précises, comme si leur signification allait de soi. La démarche de Susan Okin se veut donc différente sur le plan de la méthode : le souci définitionnel permet de mettre au jour les ambigüités que ces définitions suscitent.

En effet, la distinction entre sphère publique et sphère privée, qui est centrale pour la théorie politique occidentale moderne, renvoie en réalité à des distinctions différentes selon les auteurs.

–         Privé = les sphères de la vie sociale où toute intrusion dans la liberté de l’individu a besoin d’une justification spécifique.

–         Public = désigne les sphères considérées comme légitimement accessibles. Le public se définit donc par défaut, comme tout ce qui n’est pas de l’ordre du  domestique et de l’intime.

La distinction entre le privé du public diffère donc selon que l’accent est mis :

a)     soit sur le contrôle de l’information concernant ce qui passe à l’intérieur de la sphère privée

b)    soit sur la liberté de pouvoir échapper à une certaine visibilité

c)     soit sur la liberté de ne pas avoir à subir des intrusions et des ingérences dans ses activités, dans son intimité ou dans ses décisions.

Cette discussion autour du public et le privé montre donc le caractère imprécis et flou de cette distinction. La difficulté à formuler des distinctions claires s’explique, selon Okin, par le fait que souvent, la discussion souffre de deux ambigüités. Pour dissiper ces ambigüités, il convient donc de les mettre au jour : c’est la compréhension du mécanisme des erreurs qui sont faites qui permettra de mieux définir ce que sont le public et le privé, et la nécessité de recourir à la notion de genre.

1)    la première ambigüité repose sur une équivocité terminologique.

Cette diversité, cette pluralité de sens, Okin la souligne, et elle identifie deux définitions principales de la dichotomie public-privé, la première renvoyant à la distinction Etat-société, et la seconde à la distinction entre sphère non domestique et sphère domestique.

–         Etat / société  —- > comme dans le sens propriété publique / propriété privée

–         Vie non domestique / vie domestique.

Dans ces deux dichotomies, le « public » correspond à l’Etat, et le « privé » correspond à la famille, la vie domestique et la vie intime. Quelle est donc la différence cruciale entre ces deux dichotomies ? La difficulté réside en une contradiction majeure, pourtant peu discutée par les théoriciens politiques dominants : il s’agit de la topologie du domaine socio-économique intermédiaire entre Etat et société, vie non domestique cad publique et vie domestique ; autrement dit la difficulté réside dans la place que l’on assigne à ce que depuis Hegel on appelle « société civile » : la société civile appartient-elle à la sphère publique ou à la sphère privée ?

Alors que selon la première dichotomie (Etat /société), la société civile est comprise comme relevant du privé, la seconde dichotomie (vie publique / domestique) fixe à la société civile la sphère publique comme lieu de résidence.

En résumé : La première ambigüité réside dans le fait que la distinction public / privé se réfère non seulement à la distinction entre l’Etat et la société, mais aussi à la distinction entre vie domestique et non domestique. Ce que Susan Okin nomme « le domaine socioéconomique intermédiaire » – cad, ici, la société et la vie non domestique – correspond au domaine privé dans le premier cas, et au domaine public dans le second.

Or, insiste Okin, cette contradiction majeure n’est pas discutée, la tendance générale consistant à négliger la plurivocité des significations de la dichotomie public / privé, voire même à la passer sous silence. Les courants dominants de la théorie politique font souvent l’économie d’une analyse de cette ambigüité, adoptant implicitement l’une des deux définitions et négligeant le plus souvent la sphère domestique.

La distinction entre Etat et société, n’apparaît donc que comme une scission de la sphère publique en deux sous-sphères, où la vie domestique occupe une position extrêmement ambiguë. On voit les dangers de cette dichotomisation exagérée de la division entre l’Etat et la société civile : Ne voir le rapport public /privé qu’en termes de dichotomie et ne pas accorder d’importance à la sphère domestique signifie négliger non seulement la famille, mais aussi les rapports de force existant au sein de celle-ci : Comme le souligne Okin, les théoriciens politique des courants dominants ignorent ainsi « la nature politique de la famille » et « l’importance de la justice dans la vie personnelle ».

Sur ce fond d’erreur, une seule exception se dégage du paysage : la discussion de Weinstein (The private and the free : a conceptual inquiery) qui parce qu’atypique mérite d’être soulignée :

De même que chaque couche de l’oignon est à la fois extérieure par rapport à une couche et intérieure par rapport à une autre, de même, analogiquement, une chose qui relève du privé par rapport à une sphère de la vie peut relever du public par rapport à une autre. L’analogie avec les couches superposées de l’oignon montre que la dichotomie public / privé, loin d’être univoque et uni-signifiante, a des significations plurielles : public et privé ne sont pas hermétiquement séparés, mais entre eux la frontière est mouvante et la séparation poreuse.

2)    La seconde ambigüité concerne la dichotomie public / domestique dont l’élément central est le caractère patriarcal de la division sexuée du travail

Selon la naturalisation de la différence des sexes, les femmes ont été jugées comme étant subordonnées aux hommes au sein de la famille. Ainsi depuis le XVIIème siècle, les droits protégeant les « individus » dans leur vie privée ne s’appliquaient souvent qu’aux hommes.  Alors qu’aux XVII, XVIII et XIXème siècles, des théoriciens politiques tels que Locke, Rousseau et Hegel séparent sphère publique de sphère privée et justifient la domination masculine dans la sphère domestique, la plupart des théoriciens actuels continuent de prôner la séparation des deux sphères, mais négligent les structures de pouvoir à l’intérieur de la famille, ainsi que la division sexuée du travail en tant que problème de justice sociale.

« C’est parce qu’ils continuent à perpétuer cette dichotomie (entre sphère domestique et non domestique cad sphère publique ) que les théoriciens peuvent ignorer des thèmes comme la nature politique de la famille ou l’importance de la justice dans la vie personnelle, et donc qu’ils négligent une majeure partie des inégalités de genre ». (p349).

 Dans la mesure où le droit à la vie privée dans la sphère domestique découle de la nature patriarcale du libéralisme, la question est de savoir de quel droit à la vie privée et à l’intimité nous parlons. En d’autres termes, il faut se demander – dans la perspective du genre – où commence et où cesse ce droit, à qui il s’applique et qui en décide. En outre en cas de conflit ou d’inégalités dans la sphère domestique, dans quelle mesure l’idée libérale de non-intervention de l’Etat est-elle acceptable ? Existe-t-il des droits inviolables du domaine privé de la liberté sur lesquels l’Etat ne doit pas intervenir ?

 

La négligence du genre, et la perpétuation non critique d’une dichotomie public / domestique.

Okin dénonce à la fois l’incapacité de la pensée politique moderne à prendre en compte la famille, et son usage d’un langage faussement neutre en termes de genre.

Il s’agit pour elle, dans le cadre de la défense de la thèse de l’articulation de la sphère publique et de la sphère privée supposant une politisation plus radicale de la sphère privée entendue comme lieu politique à part entière, de souligner que le caractère genré de la dichotomie public-privé est à la fois un impensé et un présupposé de l’ordre politique moderne.

Le présupposé explicite des théories politiques du passé consistait à dire que les sphères publique et domestique étaient séparées et fonctionnaient selon des principes différents.

On part généralement de l’idée que ce sont les théoriciens du contrat social, et en particulier Locke, qui, en définissant le pouvoir politique en le distinguant des relations de pouvoir à l’intérieur du ménage, ont su mettre fin à la thèse patriarcale selon laquelle les pouvoirs paternels et politiques ne font qu’un. En effet, Locke conteste les théories politiques qui construisent le pouvoir du souverain comme le prolongement et la métaphore des rapports patriarcaux qui s’exercent dans la famille. Au contraire, il dissocie nettement la vie politique, régie par des liens conventionnels entre individus libres et égaux, de la vie familiale, où prévalent des liens naturels. Mais on omet généralement qu’il exclut les femmes (les épouses) de son argument. Locke ne remet pas en cause les rapports de domination dans la famille, puisqu’il prend pour acquis le pouvoir du père et du mari dans la famille. Pour lui, la Pour lui, la soumission de l’épouse au mari dans la sphère domestique va de soi.

De même Rousseau et Hegel opposent l’altruisme particulariste de la famille et la nécessité d’une raison impartiale de la part de l’Etat, et grâce à cette opposition, légitiment à la domination masculine à l’intérieur de la sphère domestique.

Conséquences politiques de cette asymétrie entre hommes et femmes dans la sphère domestique : les femmes sont exclues du statut d’individus et de la participation dans le monde public de l’égalité, du consentement et de la convention.

La double affirmation de l’universalité des droits individuels et de la subordination des femmes peuvent apparaître comme une contradiction intenable. Pourtant, au moment où ces théories sont formulées, rares sont les penseurs qui les questionnent.

Les théories politiques « modernes » se construisent en effet dans un contexte d’essor et de profusion de discours naturalisant la différence et infériorité des femmes. La subordination des femmes dans le privé fait système avec leur exclusion dans le public : en effet les femmes sont dépendantes et soumises à l’autorité de leur mari dans la famille, elles ne sont pas capables d’un consentement autonome, donc exclues du contrat politique dans la sphère publique.

Par conséquent, la subordination des femmes et leur exclusion de la sphère publique étant perçues comme fondées en nature, se trouvent donc à ce titre, en dehors des bornes de la théorie politique. La nature constitue un socle légitime pour justifier les inégalités et les subordinations dans l’ordre politique moderne. La féminité, contrairement à la masculinité, est totalement réductible au corps, à la nature. Inversement, les qualités requises pour accéder au citoyen « neutre » relèvent du masculin.

Ainsi, le « masculin » fournit une incarnation à l’universalité supposée de l’ordre politique.

Cette rhétorique sur l’inégalité naturelle des sexes permet de faire « tenir » à la fois l’exclusion des femmes de la sphère publique et le postulat égalitaire des constructions politiques.

 

Ainsi, à quelques exceptions près notables …

–         Walzer qui s’intéresse à la justice interne de la famille

–         Bloom pour qui la famille est par nature et inévitablement injuste

–         Sandel dont les arguments contre la primauté de la justice reposent sur une vision idéalisée de la famille comme fonctionnant sur la base de valeurs plus nobles que la justice.

…  les théoriciens politiques contemporains, dont Rawls, perpétuent la tradition des sphères séparées en ignorant la famille, avec l’idée sous-jacente que « la famille est non-politique ».

Bien que la famille soit un constituant de la structure de base à laquelle les principes de justice sont censés s’appliquer, et que la conception rawlsienne du développement moral repose sur l’existence d’une famille juste, Okin déplore que Rawls lui-même passe sous silence la justice interne de la famille.

La théorie politique moderne commet donc l’erreur de considérer ses sujets comme des adultes mûrs et indépendants, sans pourtant expliquer comment ils le sont devenus.

 

A l’absence de la famille dans la théorie politique moderne, s’ajoute un deuxième phénomène déplorable que Susan Okin qualifie de « fausse neutralité du genre ».

Il s’agit pour elle de montrer qu’éviter le soi-disant usage générique des termes masculins ne suffit pas : on ne résoudra pas le problème des inégalités « en ajoutant les femmes » aux arguments des théoriciens politiques du passé, qui faisaient effectivement référence aux individus de sexe masculin qui dirigent la famille, « et en remuant ». Autrement dit, on ne résoudra rien si l’on étend à tous ce qui s’appliquait aux hommes, comme si l’on remplaçait la troisième personne du singulier masculine par « on », « il et elle », « les hommes et les femmes », ou en disant « les personnes ».

Ce genre de réponse purement terminologique aux critiques féministes, loin de répondre à l’exigence de reconnaissance, la déçoit : elle tend à simplifier à l’extrême les enjeux, à les amoindrir, et aboutit à des absurdités. Car, « les termes neutres, s’ils ne sont pas accompagnés d’une véritable conscience du genre, masquent trop souvent le fait que les expériences réelles des personnes dépendent de leur sexe, du moment qu’elles vivent dans une société structurée par le genre ».

Cette fausse neutralité du genre perpétue en fait la dichotomie public / domestique qui n’est toujours pas réévaluée de manière critique.

Okin s’appuie sur deux exemples pour montrer que l’utilisation d’un langage neutre en termes de genre peut être particulièrement trompeuse :

a)     l’effet que peut avoir l’utilisation de termes neutres sans véritable conscience du genre se reflète pleinement dans la discussion de Bruce Ackerman (La justice sociale dans l’Etat libéral) au sujet de l’avortement.

Dans ce cadre, l’utilisation d’un langage neutre se référant aux « parents » veut faire croire qu’il n’y a pas de différence significative entre la relation de la mère avec le fœtus et celle du père. Or cette implication ne serait valable uniquement dans le cas d’une société où le genre n’existerait pas, « cad où la différence de sexe n’engendrerait aucune conséquence sociale, où les sexes seraient égaux en termes de pouvoir et d’interdépendance, et où les responsabilités pour les enfants seraient intégralement partagées. »

b)    symptomatique de la négligence du genre est aussi la démarche d’Alasdair MacIntyre, en tant que son évitement prudent des anciens termes génériques masculins d’une part et son langage neutre en termes de genre d’autre part, ne parviennent nullement à démontrer que les traditions de l’universalisme démocratique sur lesquelles devraient se baser nos décisions morales et politiques sont capables d’intégrer entièrement les femmes.

L’héritage aristotélicien-chrétien cher à un « chrétien augustinien » tel que MacIntyre pose problème : D’une part il le conduit à s’appuyer, pour ce qui des récits sensés donnés sens et cohérence à nos vies, sur des exemples truffés d’allusions négatives sur les femmes et sur le genre. Le sexisme vient donc entacher la portée pratique et éthique du propos.

D’autre part il répond à la critique féministe d’Aristote (vision de la société basée sur la subordination des femmes) par Platon : l’intégration des femmes dans la défense de la Cité. Mais il omet de préciser que l’intégration des femmes gardiennes dans la Cité repose justement sur l’abolition de la famille.

La démarche de MacIntyre est donc aussi trompeuse que ne l’est celle d’Ackerman.

Et Okin de conclure que l’incapacité de la pensée politique moderne à prendre en compte la famille ainsi que son usage d’un langage faussement neutre en termes de genre ont contribué à la négligence de la question pourtant très politique du genre.

En définitive, comme le dit Okin dans une formule sans appel : « Dans une très large mesure, la théorie contemporaine, tout comme celle du passé, traite d’hommes qui ont des épouses à la maison ».

 

Conclusion

La remise en cause de la dichotomie public-privé a été présentée comme un axe de rupture, dans le discours féministe « radicale » des années 1970 : le slogan emblématique de cette rupture, « le privé est politique », ou « le personnel est politique », est intimement lié à la remise en question de la dichotomie public-privé en tant qu’il revient à questionner les frontières, voire la définition même du politique.

Deux significations possibles du « la famille est politique » et « le privé est politique » supposent des définitions différentes de la « politisation », et conduisent à mettre en lumière deux registres de finalité distincts pour le droit et les politiques publiques du point de vue du genre :

1) Première signification : « Le privé est politique » : ce qui se passe dans la sphère privée a des implications politiques :

« Le privé est politique » vise à mettre en lumière l’articulation entre sphère privée et sphère publique, afin de contribuer à une explication des inégalités de genre dans la sphère publique.

La question posée est alors celle des inégalités de genre qui marquent l’exercice de la citoyenneté dans la sphère publique : par exemple en termes de participation et de représentation politiques, ou encore en termes d’accès aux droits sociaux. La « politisation du privé » découle du constat qu’on ne saurait expliquer pleinement ces inégalités en s’en tenant à des facteurs qui relèvent strictement de la sphère publique, mais qu’une telle explication appelle une prise en considération des inégalités dans la sphère privée. Cette articulation entre inégalités dans la sphère privée et citoyenneté politique et sociale des femmes a été particulièrement théorisée du point de vue de la division sexuelle du travail. En substance, l’assignation prioritaire des femmes au travail domestique (incluant le travail de care) dans la sphère privée a des conséquences sur leur citoyenneté politique et sociale ; et cette division genrée du travail a des incidences en termes de droits sociaux, ceux-ci restant essentiellement fondés sur l’emploi.

La frontière public-privé se trouve fragilisée au sens où est théorisée la dépendance d’une sphère par rapport à l’autre : la politisation du privé met l’accent sur la dépendance d’une sphère par rapport à l’autre, en posant que la démocratie au foyer est une précondition de la démocratie en dehors du foyer.

Pour autant, l’identification du politique à la sphère publique n’est pas remise en question. Même si la prise en considération de l’articulation des sphères publique et privée conduit à recommander des interventions de l’Etat dans la sphère privée comme moyen de transformation des relations de genre dans un sens égalitaire. La sphère privée devient donc un lieu légitime d’intervention de l’Etat, ou plutôt les modalités d’intervention de l’Etat dans la sphère privée sont questionnées du point de vue de leur légitimité, ce en quoi cette perspective se démarque des théories libérales et républicaines de la séparation des sphères.

Dans cette première traduction du « privé est politique », la remise en question de la dichotomie public-privé est cependant limitée : Si l’influence du privé sur la sphère publique est prise en considération, et même si cela peut déboucher sur des politiques publiques visant la sphère privée, la sphère privée n’est pas considérée comme un enjeu politique en soi (mais seulement en tant qu’elle a un impact sur la démocratie dans la sphère publique). La sphère publique reste bien ici le seul lieu du politique.

2) « Le privé est politique »  = ce qui se passe dans la sphère privée est politique

Le privé doit être considéré comme un lieu proprement politique, en tant qu’il est le lieu de rapports de pouvoirs, et conséquemment comme un lieu où la question démocratique peut être posée en tant que telle. Ceci revient à envisager la démocratisation de la sphère privée non comme un moyen en vue d’une fin (la démocratisation de la sphère publique), mais comme une fin en soi. Selon Susan Moller Okin, « le personnel est politique » suppose « que ce qui se passe dans la vie personnelle, et en particulier dans les relations entre les sexes, n’est pas imperméable à la dynamique du pouvoir, qui est généralement considérée comme une caractéristique du politique ». Elle souligne donc la question de l’ubiquité du pouvoir.

Cette deuxième interprétation procède donc à un véritable déplacement des frontières entre sphère publique et sphère privée : alors que la plupart des théories libérales du politique établissent une distinction entre pouvoir et pouvoir politique, les critiques féministes qualifient un enjeu de « politique » à partir du moment où il engage des rapports de pouvoir. Ces critiques procèdent donc non seulement à une extension des frontières du politique, mais aussi à une redéfinition de ce dernier.

La « politisation » du privé, et l’appel à des politiques publiques d’un privé démocratique s’entendent non plus prioritairement au sens d’appel à une intervention de l’Etat, mais au sens de mise en évidence de rapports de pouvoir. Cette dénonciation des rapports de pouvoir au sein de la sphère est sous-tendue par une aspiration à une démocratisation de la sphère privée, à laquelle le droit et les politiques publiques peuvent contribuer, de la même manière qu’ils ont pu être garants de la famille patriarcale.

2 interprétations donc de cette « politisation du privé » cad de l’idée que « la famille est non-politique » est une affirmation fausse, mais qu’au contraire, « le privé est politique » :

– non seulement il existe des contraintes privées qui pèsent sur l’engagement public

– mais bien plus, la sphère privée est désormais vue comme le lieu de rapport de pouvoirs.

Face à l’idée d’une politisation totale de la sphère privée, impliquant une intervention de l’Etat, le spectre du totalitarisme vient spontanément à l’esprit

 

En définitive : La politisation du privé, contraintes et limites : l’Etat dans la sphère privée ou le spectre du totalitarisme ?

Soulignons que le féminisme soutenu par Okin ne réfute ni l’utilité du concept de vie privée, ni l’importance du « droit à l’intimité » dans la vie des êtres humains. « Nous ne refusons pas non plus l’idée qu’il est raisonnable de faire certaines distinctions entre la sphère publique et la sphère privée ».  

La spécificité de la sphère privée par rapport aux autres lieux du politique est maintenue avec l’idée que l’identification de rapports de pouvoir au sein de la sphère privée ne peut conduire à recommander automatiquement une intervention de la puissance publique. L’intervention de l’Etat dans la sphère privée doit se borner à mettre en place des conditions favorisant une démocratisation des relations, démocratisation qui, en dernier ressort, ne peut venir que des individus eux-mêmes.

Il apparaît en définitive que si la critique féministe implique une identification des rapports de pouvoir au sein de la sphère privée, cela ne débouche pas sur la recommandation d’une suppression de la dichotomie public-privé au sens d’une abolition de tout espace du privé et de l’intime. L’accusation qui voudrait faire de l’idée de politisation du privé un ferment de totalitarisme semble abusive. Il n’en reste pas moins que cette problématique axée sur la mise en évidence de la sphère privée comme lieu de rapports de pouvoir échoue à rendre compte de la pluralité des questionnements que la prise en considération du genre introduit par rapport à la dichotomie public-privé – au regard des revendications portées par les mouvements gays et lesbiens par exemple – signe que la réflexion sur le genre en philosophie politique a encore de beaux jours devant elle.

Marine Azencott

Du sens de la phrase : « Je t’aime comme personne ne t’a jamais aimé, et personne ne pourra t’aimer comme je t’aime. »

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Et bla bla bla…

 

Au fond la phrase a quelque chose d’inquiétant. De deux choses l’une : ou bien cet amour là n’est pas humain, ou bien il est fort peu de chose : Car l’Amour est toujours antérieur à notre amour. L’Amour est antérieur à notre parole d’amour, il n’est pas synchronique mais diachronique. Toujours il nous a précédés. C’est aimer bien peu l’autre que de ravaler l’Amour à notre petit amour, à notre échelle. Déjà parce qu’aimer l’autre, c’est accepter qu’il ait eu un passé, une histoire, c’est aimer le tissu d’histoires que l’autre est. Il y a eu un « avant » son « être-avec-moi », et il y aura peut-être, que cela me plaise ou non, un « après-avoir-été-avec-moi ». Parce que la vie ne s’arrête pas quand notre amour s’arrête. Dire « je t’aime comme personne ne t’a jamais aimé », c’est donc occulter le passé de l’autre. Et ce n’est pas aimer, que refuser l’Histoire qu’est celui que j’aime. Je voudrais être le seul, la seule à l’avoir aimé. Je voudrais être indispensable. Mais force est de constater que l’amour me précède. Qu’eu égard à lui, mon existence n’est rien. Le monde ne m’a pas attendu pour créer l’Amour. L’Amour est antérieur à mon amour, l’amour me précède, comme le monde me précède. Cet amour là est folie, parce qu’il est jaloux d’un passé, de tous ceux qui m’ont précédé, de tous les possibles dont je n’ai pas fait partie. Il est dès lors impossible pour moi (parce qu’irreprésentables, les expériences qui ne sont pas miennes deviennent inconcevables) que quelqu’un avant moi, ait pu aimer mon amoureux au moins autant que moi. Il est inacceptable pour moi que je puisse n’être pas l’alpha et l’oméga du bonheur de l’autre. Parce que si l’autre a été heureux avant moi, c’est précisément que mon amour ne lui a pas été de tout temps essentiel : si ne me connaissant pas il a su vivre sans moi, une cruelle idée s’impose : l’autre saurait se passer de moi. Après moi le déluge ? Oui mais au déluge réduisant en ténèbres tout ce qui avait été lumineux, succédera un nouveau soleil. « Un seul être nous manque et tout est dépeuplé », mais le naufrage de l’amour ne peut qu’admettre que le rivage est proche, et nous accosterons un jour pour repeupler le monde. L’Amour antérieur à nous ne s’arrête pas avec nous. Antérieur à moi, postérieur à moi, hors de moi, l’Amour est hors du temps. Et quand bien même je ne me « remettrai pas » du départ de l’autre, signant l’échec et la fin de notre amour, l’amour lui se remettra toujours. Parce que l’amour n’est pas une chose humaine, il est, si l’on préfère, cette chose tellement humaine, qu’il se situe toujours au-delà ou en-deçà de moi, l’amour est indifférent à ma souffrance individuelle ; atomique, ma souffrance est relative, elle n’est que peu chose : à lui seul un atome ne saurait peupler tout l’univers. Alors l’amour nous jette dans l’effroi, et l’effroyable amour souffrant de la peur démesurée du délaissement de s’écrier : « Personne ne t’aimera jamais comme je t’aime. ». Mais l’amour démesurément inquiet qu’est cet amour-là n’est pas plus l’amour que ne l’était le précédent amour, l’amour-négation du passé de l’autre.

Dire : « Je t’aime comme personne ne t’a jamais aimé, et personne ne pourra t’aimer comme je t’aime. », c’est doublement ne pas aimer. C’est commettre une double faute : pécher par orgueil, et pécher par peur. Et la peur et l’orgueil sont des manquements à ce que l’amour est. En somme, en niant le passé de l’autre, en faisant comme si j’avais été de tout temps le sujet de sa quête, l’objet de toutes ses attentions, je nie l’autre et nie mon amour pour lui. L’amour jaloux est un amour égoïste. Dire « je t’aime comme personne ne t’a jamais aimé », c’est avouer qu’au fond, ce que j’aime c’est mon amour pour toi, j’aime mon amour plus que je ne t’aime toi-même. J’aime la sensation que la solitude de mon amour procure, et m’aime moi-même à travers l’amour de l’autre. L’amour qui veut faire croire qu’il aime comme personne n’a auparavant jamais aimé est un amour centripète, narcissique. Cet amour-là n’est pas l’amour, il en est même la négation. L’amour donne et se donne. Il n’attend pas de retour, pas de reconnaissance. Il ne se justifie pas, et n’attend pas de l’autre que l’autre reconnaisse la démesure et le caractère inouï, hypostatique, de mon amour pour lui. L’amour qui aime vraiment n’est tiraillé ni par le futur, ni par le passé, il est donation présente, confiance synthétisante et nue. Pour lui le passé n’est pas un problème et le futur ne fait pas question, il n’adresse pas de reproches et en cela est irréprochable, la jalousie ne l’atteint plus, il n’est pas triste de n’être pas premier, il ne refuse nullement à l’autre un avenir qu’il est libre de faire advenir, il ne se nourrit pas d’immobilisme et d’absence de vie de l’autre, il est l’amour, et parce qu’il l’est, il aime et n’isole pas.

Marine Azencott

Le bloc-notes de Marine

 
 En philosophie politique, je traiterai très prochainement des sujets suivants (ceci n’est pas une liste exhaustive, mais une feuille de route pour, disons, les deux mois à venir) :

 

– La politique (sujet vaste, mais je pense qu’il serait bon de proposer une définition cohérente de ce qu’on entend par là !)

– Qu’est-ce qui est politique ?

– Qu’est-ce qu’une politique utilitariste ?

– Qu’est-ce qu’une politique juste ?

– Peut-il y avoir un intérêt collectif ?

– Le conflit

Je suis bien sûr à l’écoute de toutes vos suggestions, pour ces sujets-ci, ou d’autres sujets.

 

M.A.

Conclusion – Consentir à l’irréversible temporalité, contre toute nostalgie démissionnaire : vers un avenir à faire advenir.

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Ici s’achève notre parcours sur la temporalité, et l’irréversibilité du temps. Nous sommes amenés à conclure que …

 

 

Dès lors la nostalgie n’est rien sinon une mélancolie humaine rendue possible par la conscience de quelque chose d’autre, d’un ailleurs, d’un contraste entre passé et présent, et cette nostalgie trouve sa source dans et est provoquée par l’irréversibilité du temps. Car on ne saurait remonter le cours du temps, tel est l’obstacle insurmontable qu’il oppose à nos entreprises. C’est notre impuissance devant cette impossibilité qui fait toute l’amertume de la nostalgie et l’absurdité des chimères du rajeunissement. La nostalgie n’est pas le mal du retour : on peut toujours revenir à son point de départ, à son lieu natal (l’espace se prête docilement à toutes nos allées et venues) mais il est impossible de redevenir celui qu’on était au moment du départ.

Mais si le temps s’oppose irréductiblement à la rétrogradation il ouvre devant nous une carrière infinie à la liberté. L’homme peut s’ouvrir à l’idée du futur et confirmer ce que le temps affirme : il s’agit d’apprendre le consentement à l’irréversible temporalité avec ses irréparables et ses irrévocables, contre toute nostalgie décevante et démissionnaire, pour une réorientation quotidienne vers un avenir à faire advenir. C’est donc la « futurition » qui « est le sens du sens », à la condition pour chacun de « vouloir-vouloir ».Vladimir Jankélévitch démontre donc en fin de compte que l’irréversible n’admet qu’un seul remède : le consentement joyeux de l’homme à l’avenir, au futur.

Ainsi, l’appréhension du flux irréversible du temps n’est plus celle d’un temps destructeur (les jours s’en vont, tandis que nos moments heureux irréversiblement passent, nous vieillissons tandis que tout s’érode et se délite), mais le temps se présente à nous comme constructeur, en raison de son irréversibilité même : le passage du temps permet la maturation, la création. Le temps est facteur de progrès : nous accumulons des connaissances et intégrons des expériences. Et nous retrouvons là le « sérieux » dont parle Jankélévitch, qui est attention synthétisante, patience et action organisée, adhésion à la réalité.

 

Par Marine Azencott.

 

Partie III – L’irréversible est ce qui rend le projet possible, voire nécessaire.

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III- Nécessité de l’irréversibilité du temps vécu : l’irréversible est ce qui rend possible le projet voire le rend nécessaire. L’irréversible est ce qui me conditionne, me donne une limite et donne une matière à ma vie (puisque je vais mourir). L’irréversible n’est plus l’attribut du temps, mais la temporalité même : il est vécu comme une tragédie, un scandale. La question est alors de comprendre ce refus paradoxal du temps, cette nostalgie qui nous pousse à préférer ce qui n’est plus à ce qui sera, et de trouver le remède à l’inconsolable de l’irréversible. N’est-ce pas justement parce que le temps est irréversible, qu’il est créateur ?

 

La raison fondamentale de l’irréversibilité du temps est que, si après que l’homme a posé un acte qui le change spirituellement en bien ou en mal, le simple mécanisme du retour du temps pouvait le ramener à une situation antérieure, la responsabilité spirituelle n’aurait plus aucun sens. C’est la nécessité du temps de l’action qui exige que le temps soit irréversible. L’irréversible implique la vanité de l’idée de retour dans le temps : si cela était possible, on pourrait faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu (Auschwitz). Mais c’est impossible. Car comme le dit Aristote citant Agathon dans l’Ethique à Nicomaque : même Dieu ne peut pas faire que la guerre de Troie n’ait pas eu lieu.

 

Ainsi se présente à nous une « donnée immédiate » ou une intuition spontanée, évidente : le flux  du temps est pour nous orienté et irréversible. Que nous allions du passé vers l’avenir, ou que ce soit l’avenir qui vienne vers nous et tombe dans le passé, le présent étant la charnière de ce passage, il faut aussi dire que passé et avenir ne sont pas semblables, ne sont pas de même nature. Jankélévitch affirme dans L’irréversible et la nostalgie cette irréversibilité du temps comme quelque chose d’ontologique. «L’irréversibilité n’est pas un caractère du temps parmi d’autres caractères, il est la temporalité même du temps … l’irréversible définit le tout et l’essence de la temporalité et la temporalité seule … Le devenir n’est pas sa manière d’être, il est son être lui-même … on ne peut concevoir un temps réversible et qui demeurerait cependant temporel ». Il y a asymétrie entre le passé et le futur. Certes ni l’un ni l’autre n’ont d’existence matérielle et n’ont, comme on l’a vu, d’existence que dans notre esprit. Mais l’inexistence du passé a tout de même un contenu précis (images précises, idées nettes, qui suscitent parfois de nouveau des émotions, etc) et certain que n’a pas l’avenir. L’avenir est vide, flou, incertain. Le fait que le passé ait existé, ait été présent, lui donne une consistance que n’a pas l’avenir.

 

Cette asymétrie joue dans l’attitude que nous avons à l’égard du temps. Si le simple flux ininterrompu est seulement déstabilisant, l’irréversibilité lui ajoute un caractère plus contraignant et surtout lui ajoute un caractère tragique, en lui donnant la dimension du «jamais plus» et du « trop tard ». Le simple flux pouvait nous laisser l’espoir de faire une autrefois ce qu’on n’avait pu faire, de retrouver des occasions qu’on avait laissé échapper, de corriger nos erreurs, etc. Mais l’irréversible ferme le passé, obère l’avenir. Le passé devient, non seulement définitivement passé, mais irrévocable. L’avenir nous permettra peut-être de réparer certains dommages causés (on répare et restaure une maison abîmée, on peut même la reconstruire à l’identique si elle a été détruite entièrement – mais ce ne sera plus la même maison ; on peut se réconcilier avec un ami après une dispute, dissiper des malentendus, – mais il en restera toujours une vague gêne, l’amitié ne sera plus tout à fait la même), de modifier notre attitude, de renier nos idées (nous serons donc revenus sur nos engagements) – mais ce ne sera pas innocemment : nous serons devenu un renégat. Rien ne pourra faire que ce qui a été n’ait pas été. Le temps perdu peut à la rigueur se rattraper, il ne se retrouve jamais, l’occasion perdue ne se retrouve jamais ; des occasions analogues pourront se représenter, mais elles ne seront pas précisément celle qu’on avait laissé s’échapper – serait-elles mêmes identiques, le laps de temps qui les sépare aurait été autre chose.

L’irréversible et son caractère irrémédiable sont aggravés pour nous par la brièveté de notre vie. Déjà cette idée était présente dans la déploration de la fuite du temps : la fuite du temps est tragique pour nous puisque nous allons mourir, et que chaque instant qui passe nous rapproche de la mort. L’irréversibilité de cette fuite y ajoute le désespoir des désirs non réalisés et qui ne seront jamais réalisés, des fautes qui ne seront jamais effacées, et surtout des possibilités qui disparaissent : notre avenir s’amenuise (la « peau de chagrin ») ; « les possibles se reconstituent moins vite qu’ils ne s’actualisent par l’effet d’une prétérition envahissante; l’épuisement des possibles transforme peu à peu l’espérance en regret, la marge de l’espérance ne cesse de s’amenuiser au-devant de nous; l’espérance n’est bientôt plus qu’un radeau fragile sur l’océan des choses révolues » (Dostoievsky). Le tragique vient ici non seulement de ce que notre avenir, et donc nos espérances se réduisent de plus en plus, mais surtout que notre passé s’alourdit de toutes les occasions ratées, de toutes les maladresses, de toutes les déceptions, de toutes les fautes qui s’y sont accumulées et qui ne pourront jamais s’effacer. La mort met fin définitivement à toute espérance de modifier tout cela, de le compenser, à défaut d’y remédier. La mort fige ce passé et, comme dit Sartre, « le transforme en destin ».

Et même encore pendant la vie, il y a tous les cas d’irrémédiable où ce qui s’est produit ne peut plus être changé. Nous n’avons pas écrit à un ami la lettre qu’il espérait, et il est mort: il est irrémédiablement trop tard. Une œuvre d’art ou un monument a été détruit : on ne peut le remplacer, la destruction est irrémédiable.

 

L’oubli ou le pardon sont des adoucissements pour des situations pénibles qui ont été ou que nous avons provoquées, (bien sûr, on réserve le terme d’irrémédiable à des situations qui exigeraient un remède), mais ils n’effacent pas ce qui a été, ils ne peuvent faire revivre ce qui a été vécu, ni le faire dévivre.

 

C’est pourquoi l’irréversible est pour nous un scandale, scandale affectif et scandale moral. Comment, dit Chestov, nous indignons-nous devant une faute d’orthographe, une faute de calcul ou un illogisme, et acceptons-nous la condamnation de Socrate (la condamnation du juste), parce qu’elle a eu lieu et que « c’est comme ça » ? Il y voit une nécessité à laquelle nous nous soumettons avec résignation, alors qu’il faudrait voir si elle est vraiment si nécessaire. Cela devrait nous être sans cesse un objet de scandale qu’on ne puisse effacer cette faute, indélébile comme la tache de sang sur la main de Lady Macbeth. Pouvons-nous oublier cela ? Pouvons-nous même le pardonner? Socrate seul pourrait pardonner. La faute est irrévocable, elle engage l’humanité tout entière puisque personne n’y peut rien.

 

D’où les sentiments que Jankélévitch analyse à l’égard de ce passé irrémédiablement passé, voire irrévocable : nostalgie, regret, remords.

– nostalgie du « bon vieux temps », dont nous oublions volontiers qu’il comportait aussi de mauvais moments – c’est que l’éloignement lui confère une aura séduisante. Ce n’est pas pour ses charmes réels que nous avons la nostalgie du passé, dit Jankélévitch, mais simplement parce qu’il est passé. C’est l’éloignement qui suscite la nostalgie, et nous fait prendre plaisir à l’évocation des souvenirs

– regret de ne pouvoir le revivre avec une conscience plus claire de notre bonheur d’alors, de notre fraîcheur d’alors, en en connaissant mieux le prix – mais ne nous décevrait-il pas ? Quand nous revenons sur les lieux de notre enfance, ils nous paraissent rapetissés, parfois dérisoires : nous les avions transformés, embellis, par la distance, la rêverie, l’imagination. (Cf. le film « Carnet de Bal » de Duvivier.). Et pourrions-nous vraiment le savourer davantage, instruits que nous sommes de ce qui a suivi ? Rien n’est moins sûr, cette connaissance risquant plutôt d’empoisonner notre moment revécu par la conscience claire de son caractère fugitif et l’espèce de souvenir anticipant de ce qui a suivi.

– remords né de l’irrévocabilité de nos fautes, qui rend le souvenir obsédant, envahissant, et qui ronge notre conscience, empoisonne tous nos instants sans pour autant apporter le moindre remède ou la moindre réparation. Il faudrait que, par une sorte de retournement de la volonté et de l’attention, il puisse se tourner vers le présent et l’avenir, pour amener le responsable à réparer ce qu’il peut réparer, à s’améliorer lui-même et à ne pas risquer de recommencer : le remords se transformerait alors en repentir, sentiment positif et moral.

Alors que le futur ne nous livre rien ou presque rien (il est imprédictible), tout déformé ou fragmentaire qu’il puisse être (en fonction de la coloration affective du souvenir) le passé a une consistance et une richesse indéniable : nous lui donnons la signification qui nous convient aujourd’hui en fonction de ce que nous avons vécu depuis, en fonction de nos orientations actuelles. Ainsi, dit Sartre, « cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle a été pur accident de puberté, ou au contraire premier signe d’une conversion future ? Moi, selon que je déciderai – à vingt ans, à trente ans – de me convertir. Le projet de conversion confère d’un seul coup à une crise d’adolescence la valeur d’une prémonition que je n’avais pas prise au sérieux. Qui décidera si le séjour en prison que j’ai fait, après un vol, a été fructueux ou déplorable ? Moi, selon que je renonce à voler ou que je m’endurcis …. Ainsi, tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais je choisis son sens et les ordres qu’il me donne par le projet même de ma fin …. C’est le futur qui décide si le passé est vivant ou mort. ». – et c’est ce qui nous permet d’échapper au «poids du passé » et de sauvegarder notre liberté. (cf L’Etre et le Néant).

 

 

Ainsi, si nous ne pouvons échapper à la fuite irréversible du temps, si ni passé ni futur n’existent puisque le premier n’est plus et que le second n’est pas encore, nous ne pouvons pas non plus échapper à la présence en nous du passé (souvenirs, sentiments qui accompagnent ces souvenirs) ou tout au moins à ces deux mouvements opposés qui nous tirent vers le passé et vers le futur :

Nous avons le désir d’échapper au «poids du passé », d’oublier nos expériences et d’aborder le monde avec « un regard neuf ». D’être uniquement tournés vers l’avenir, de « néantiser » le passé pour accueillir librement l’avenir. Mais, outre que c’est impossible, c’est aussi là une illusion : d’être sans souvenirs ne nous rendrait pas plus libres. Nous serions seulement ignorants du monde lui-même présent devant nous, et ignorants de nous-mêmes, sans désirs et sans raisons d’agir. Non pas libres, mais paralysés.

Et en même temps le désir de « se réfugier » dans le passé, en repoussant l’idée de ce qui va venir pour échapper au futur, règne de l’inconnu.

 

Il ne s’agit plus d’un désir d’arrêter le flux du temps ou au contraire d’en sauter des étapes, mais de forcer, ou d’inverser l’irréversibilité du temps. Les deux désirs inverses sont aussi deux illusions qui ne font que confirmer l’irréversibilité du temps.

– Celui qui « se réfugie dans le passé» et qui fait comme si ce passé existait encore veut en fait revenir dans ce passé, le vivre à nouveau. Or, c’est là une absurdité : cela serait-il possible par un miracle, cela n’abolirait pas pour autant l’irréversibilité : la deuxième séquence suivrait le moment du miracle. On peut imaginer un miracle qui rende à la dame son fils mort, il a quand même été mort. Jankélévitch l’explique pour Lazare ressuscité: Lazare peut-il oublier, effacer, en lui et dans l’univers, les trois jours où il a été mort? La résurrection peut-elle renouer les deux durées vivantes en effaçant ces trois jours? On ne peut effacer l’origine: Lazare ressuscité est le même Lazare qui a été mort – mais aussi il est un autre, puisqu’il est séparé de cet ancien lui-même par cette mort. Il est irrémédiablement un autre, car en fait il n’y a pas de retour en arrière, la résurrection prend sa place dans le cours irréversible du temps, et la nouvelle vie de Lazare est une seconde vie qui prolonge la première mais aussi intègre en elle ces impensables trois jours de mort. Rien n’est aboli, tout prend sa place dans le déroulement irréversible du temps. L’irréversibilité du temps amenant l’idée d’un ordre dans la succession des événements (on range ces événements sur une ligne représentant le cours du temps, selon l’avant et l’après), notre désir même de revenir en arrière est quelque chose d’illusoire : il cache de l’illogisme et nous mène à des paradoxes insolubles. Ainsi, quand nous désirons revenir dans un fragment du passé, ce n’est pas pour revivre ce passé (i.e. le revivre à l’identique), car alors nous ne nous apercevrions même pas que nous le revivons (cf. le film de Resnais d’après Sternberg, « Je t’aime, je t’aime »). Nous voulons le revivre avec une conscience nouvelle, enrichie par l’expérience acquise – c’est donc là vivre une nouvelle situation, qui se placerait dans la continuité temporelle, après la première sans pouvoir la remplacer, puisque la première a déjà eu lieu. Quant à la succession, au déroulement lui-même, on peut croire à la possibilité de son retournement: au cinéma, on peut passer le film à l’envers, c’est un trucage fréquent : on voit les gens se précipiter en arrière à reculons, la fleur se replier sur elle-même pour se retrouver en bouton, la lettre jetée au feu (Cocteau, «Orphée ») ressurgir du feu et ses morceaux bondir dans les mains où ils reconstituent la lettre originale. Mais, outre que ce n’est, comme tout le cinéma lui-même, qu’une illusion, un enregistrement qu’on manipule, il faut de toutes façons que la première séquence ait été tournée d’abord: que les gens se soient avancés, que la fleur se soit épanouie, que la lettre ait été d’abord intacte puis déchirée et jetée au feu. La séquence inverse ne peut que suivre la première, et de plus n’est qu’un simulacre.

Dans la réalité, nous ne voyons jamais des morceaux de quelque chose comme un fait premier, se rassembler pour reconstituer l’objet. Nous avons tendance même à considérer comme logique l’ordre de succession ordinaire, normal, des séquences : elle n’est jamais démentie.

Si même ce retour au passé était possible sans repasser à l’envers toutes les étapes, sans que notre conscience acquise depuis soit abolie, nous ne pourrions pour autant le revivre, nous ne pourrions que le transformer – non pas comme nous le voudrions (retenir le geste irrémédiable, saisir l’occasion que nous avions laissé s’échapper), mais par le seul effet de notre présence là où elle ne devait pas être. C’est un des thèmes classiques de la science-fiction : Par notre présence dans le passé, toute la suite des événements ne peut que changer du tout au tout : ainsi, dans « Retour dans le futur », le jeune homme propulsé dans les années 50 pour accomplir sa mission risque une catastrophe temporelle : la jeune fille qui sera sa mère commence à tomber amoureuse de lui, il doit la pousser dans les bras de celui qui deviendra son père.

L’abolition du passé pour vivre uniquement dans le présent ou dans le futur paraît moins paradoxale, plus admissible, en tant qu’elle paraît aller dans la direction même du temps. «Vivre dans le présent» (« Carpe Diem ») a été le mot d’ordre des hédonistes – mais c’est aussi une illusion : même si l’on veut ignorer le passé, le passé ne se laisse pas ignorer ; on peut repousser les souvenirs mais non les conséquences de nos actions passées.

 

Faut-il alors « vivre dans le futur » ?

 

Vivre dans le futur n’a pas vraiment de sens : cela veut dire en fait vivre dans le présent mais en ayant les yeux fixés sur ce futur : c’est là vivre sans conscience, car nier le passé et le présent est vider la conscience de tout son contenu, c’est encore confirmer l’irréversibilité du temps : celui qui croit aller ainsi vers l’avenir seul traverse en fait le présent, et les présents successifs, sans les comprendre, et sans jamais aborder l’avenir en tant que tel. On n’échappe pas à l’irréversible.

Est donc vérifiée notre impossibilité non seulement à échapper à l’irréversibilité du temps, mais même à la penser. C’est pourquoi elle paraît un scandale à notre affectivité (emprunte de regret, remords, nostalgie) mais aussi à notre raison. L’ordre du temps correspond au fonctionnement de notre raison, dont le travail est de mettre en ordre le monde.

Dès lors qu’on ne peut ni rétrograder (revenir au passé), ni vivre dans le futur, ni vivre uniquement dans le présent, apparaît le désir de nier le passage du temps (en tant que flux irréversible et devenir perpétuel) : c’est le désir d’éternité, l’immobilisation du temps (idée du Lac : « O temps suspends ton vol, et vous, heures propices / Suspendez votre cours ! / Laissez-nous savourez les rapides délices / Des plus beaux de nos jours ! »). Puisqu’on ne peut pas l’immobiliser dans son cours, horizontalement, si on peut dire, on imagine de l’immobiliser en quelque sorte verticalement, c’est-à-dire en en sortant. L’éternité n’est donc pas la perpétuation indéfinie dans le temps, elle est autre chose que le temps. Notre représentation de l’éternité comme refus de l’irréversible est une « idée inadéquate », comme dirait Spinoza, comme celle de l’arbre qui parle, idée confuse que nous formons par extrapolation de choses disparates et sous la puissance du désir.

Retour au temps cyclique donc, réconciliant le temps et l’éternité, par le refus du flux irréversible et l’acceptation de la succession. La conception circulaire du temps est justement celle qui prétend nier le temps linéaire au profit de l’éternel retour. Ainsi l’éternel retour des planètes (qu’aujourd’hui nous savons faux) n’est qu’une illustration sensible de l’éternité de l’être. En écartant la question de son irréversibilité (en n’en faisant qu’une apparence) la position de Parménide est donc celle qui nie toute réalité métaphysique au temps. Pour lui, le temps n’est pas car il est mélange d’être et de non-être. Seule l’éternité est sans contradiction. Un temps cyclique est donc un temps qui est refermé sur lui-même, comme un éternel recommencement de tout (mythe d’Orobouros qui se mord la queue et se nourrit ainsi continuellement de lui-même). Mais l’idée de l’éternel retour est, comme le dit Jankélévitch l’idée la plus désespérante qui soit, elle heurte autant notre raison que notre affectivité : ce n’est pas de cette éternité-là que nous rêvons, elle nous paraît bien plutôt cauchemardesque, en ce qu’elle ajoute à l’irréversibilité (à l’intérieur d’un cycle, on ne peut pas plus revenir en arrière que dans la conception linéaire du temps) l’absurdité de la répétition identique.

Ce qui fait l’intérêt de la position de Bergson, c’est qu’elle prend le contre-pied de la tradition parménidienne : penser métaphysiquement la durée (l’irréversibilité continu du temps non spatialisé) comme créativité de/et dans  l’être même, comme imprévisibilité radicale du présent/futur, comme jaillissement absolument libre. La pensée parménidienne ramène le temps à l’espace réversible et pense l’être en termes de forme spatiale éternelle alors que celle de Bergson fait de la durée irréversible de la conscience, la source créatrice de l’être.

Bergson disait: « il faut attendre que le sucre fonde » et j’ajouterais : lorsqu’il est fondu peut-on raisonnablement attendre qu’il redevienne le morceau qu’il a été ? Nous risquons alors d’attendre indéfiniment, car la probabilité de ce retour est « presque » nulle. En tout cas très inférieure à celle qu’il reste fondu.

L’irréversibilité du temps ne correspond pas seulement à l’expérience objective (hors de moi) mais à notre expérience subjective universelle : je ne rajeunis pas et vous non plus ! Et, quelque soit notre âge, croire le contraire nous est « quasiment » impossible. L’irréversibilité du temps est un fait d’expérience ; cela ne fait pas question.

Pour Bergson la durée est d’abord une « donnée immédiate de la conscience » : nous n’avons jamais la même expérience de conscience et si nous avons l’impression du « déjà vécu », la deuxième fois est vécue comme « une deuxième fois » et non comme « la première » ; elle est donc, à ce titre, radicalement nouvelle. Si la durée est irréversible, c’est parce qu’elle est créatrice.

« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » non seulement parce que le fleuve a coulé et que la seconde fois, ce n’est pas la même eau, mais aussi parce que nous-mêmes nous avons changé, parce que déjà nous avons le souvenir de la première fois et que donc nous n’appréhendons pas de la même manière notre entrée dans l’eau.

Jankélévitch appelle cela la « primultimité » : il n’y a jamais de deuxième fois, la deuxième fois est quelque chose de nouveau, elle est elle aussi une première fois.  Cf L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux : « c’est justement cette grâce de la deuxième fois qui nous est refusée… Chaque ‘fois’ est à la fois première et dernière, et pour cette raison nous la disons primultime. »

Ex : On ne fait jamais deux fois l’amour de la même façon, même si c’est, croit-on, avec la même personne, sinon on s’enferme dans la routine qui tue l’amour.

On n’écoute jamais deux fois le même morceau de musique : « La réexposition, dans une sonate, réitère et reproduit l’exposition : mais même si elle la répète littéralement, elle dégage un sens nouveau qu’elle doit au fait de lui succéder, au fait d’être précédée ». Pendant l’exposition nous appréhendions quelque chose de nouveau. Lors de la réexposition nous reconnaissons la mélodie et superposons les deux écoutes. Si elle se répète encore, elle deviendra « habitude naissante ou radotage naissant ». Même si nous l’oublions chaque fois, il reste un « je ne sais quoi » qui différencie chaque fois, simplement le fait que la première fois a eu lieu.

La mémoire qui est l’essence de la conscience est créatrice d’expériences toujours nouvelles, en cela qu’elle (re)synthétise toujours toutes nos expériences antérieures. Le désir est désir de changement, sinon il meurt.

Ainsi le changement irréversible est bien au coeur de notre expérience objective et subjective et le nier est tout aussi impossible que de nier notre existence, notre être au monde et à nous-mêmes ; il est vrai que ce changement peut signifier que nous mourrons et la disparition de ce à quoi nous sommes attachés ; d’où la tentation d’une vie éternelle ; mais réfléchissons : pouvons nous l’imaginer comme vivable ?

 

Par Marine Azencott

Partie II – Alors que la réversibilité caractérise un temps objectif expérimental, le temps subjectif est irréversible.

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II – alors que la réversibilité caractérise un temps objectif (expérimental), l’irréversibilité est le caractère inaliénable d’un temps subjectif. Si l’on conçoit le temps comme subjectif, alors le rapport du « temps » (vécu) et de l’irréversibilité est celui d’une implication nécessaire.

 

Une direction, oui, mais pourquoi ?

A priori, le temps est irréversible. Une fois passé, pas de retour en arrière possible. Pourtant, la plupart des équations physiques, sont symétriques par rapport à une translation dans le temps, à une inversion temps.

C’est même le cas de toutes les équations qui décrivent les phénomènes à une échelle microscopique. Ainsi, si on passe l’enregistrement d’une interaction physique se produisant à échelle microscopique, il est impossible de dire si l’enregistrement est passé à l’endroit ou à l’envers.

Conflit d’échelles

A l’échelle macroscopique, c’est autre chose : du lait mélangé à du café ne redonnera jamais du lait et du café. Du lait versé dans du café se mélange irréversiblement au niveau macroscopique. Pourtant, au niveau des particules, toutes les réactions sont théoriquement réversibles.

Un autre exemple peut-être moins trivial mais quotidien est la transmission d’énergie thermique : c’est toujours le corps le plus chaud qui va donner sa chaleur au corps froid, jamais l’inverse.

La deuxième loi de la thermodynamique, dont l’objet est l’évolution de l’entropie au cours des échanges de chaleur, postule que l’entropie d’un système isolé ne peut qu’augmenter, et donne donc une loi physique non symétrique par rapport au temps.

C’est Ludwig Boltzmann qui trouve une explication : il a recours aux lois statistiques. D’après lui, l’agrégation statistique des lois réversibles de la dynamique des particules conduit à une équation macroscopique irréversible. L’irréversibilité surgit au bout des calculs, comme une propriété émergente caractéristique des systèmes complexes. En résumé : au niveau des particules, les équations sont réversibles, mais pas au niveau des systèmes complexes.

Clausius, physicien allemand (1822-1888), affirme que : « l’énergie du monde est constante. L’entropie du monde aspire à un maximum (c’est-à-dire s’accroît inexorablement)) ». L’entropie désigne le désordre croissant des composantes du monde. Par exemple si l’on place dans un bocal deux gaz différents séparés par une glace, puis que l’on retire cette glace, alors les deux gaz se mélangent sans que l’on puisse retrouver l’ordre qui régnait avant. La thermodynamique postule ce principe pour l’univers, ce qui constitue manifestement une irréversibilité dans un temps objectif (et scientifique). Ainsi, le temps est pour la première fois lié à l’évolution irréversible d’un système et il a une flèche, qui montre le futur.

 

Une notion semble donc liée à l’irréversibilité : celle de la flèche du temps. Mais attention à ne pas confondre irréversibilité et flèche du temps : une loi physique peut être réversible sur le papier, les évènements qui en sont l’illustration, qu’ils se produisent à l’endroit ou à l’envers par rapport au temps intuitif, n’en sont pas moins inscrits dans le cours du temps, dans sa progression.

Pourtant, le père de la physique relativiste contemporaine, Albert Einstein, déclare que pour les physiciens convaincus, le passé et le futur ne sont que des illusions (cf tome 5 des Ouvrages choisis d’Einstein par Balibar et Merleau-Ponty).

Serait-ce à dire que le temps n’est irréversible qu’en apparence ? C’est ce que veut dire Einstein, et il songe là au fait que, pour la science physique relativiste, les lois de la nature sont valables quel que soit le sens dans lequel se déroule le temps. Ainsi le « passé » n’est-il passé que subjectivement, car il pourrait aussi bien être « futur ».

Cette nouvelle conception du temps, qui conçoit le temps comme réversible, a de quoi surprendre : elle contredit effectivement radicalement notre conception usuelle d’un temps nécessairement irréversible, et montre bien que l’idée selon laquelle le temps doit présenter un sens, une direction unique – ce qu’on a appelé « la flèche du temps » ne va pas de soi.

Le temps tel que le conçoit Einstein peut être dit « objectif », en vertu du lien qui lui est conféré avec l’espace. Au contraire, le temps qu’Einstein dénonce comme illusoire peut être qualifié de « subjectif », puisqu’il émane du simple sujet.

Le temps conçu par Einstein dans sa théorie de la relativité, ne sera pas pensé indépendamment de toute chose, mais au contraire inextricablement lié à l’espace. A tel point que le temps sera pensé comme une « quatrième dimension spatiale » (ce que formalisera mathématiquement Poincaré). Penser le temps comme de l’espace implique de multiples conséquences, dont celle qu’évoque Bernard Piettre dans Philosophie et temps scientifique : « Plus on regarde loin dans l’espace plus on regarde loin dans le temps ».

Ce phénomène est lié au fait que la lumière a une vitesse finie (300 000 km/s), la célérité, mais qui est également une vitesse absolue, limite. Rien ne va plus vite. Le temps dès lors présente la curiosité d’être « élastique » : le temps passe « plus lentement » si l’on va plus vite.

Ici se profile la notion de « temps propre », illustrée par le célèbre « paradoxe des jumeaux » inventé par Paul Langevin en 1911. Il suppose deux jumeaux, l’un reste sur terre et l’autre voyage dans l’espace à une vitesse très proche de celle de la lumière. Le voyageur revient, après 40 ans (de temps terrestre), mais il n’a vieilli que de 6 années.

Il n’est par conséquent résolument plus possible de penser le temps indépendamment de l’espace matériel, ce pour quoi on peut parler de « temps objectif » chez Einstein. [On peut néanmoins se poser la de savoir Einstein pense l’irréversibilité du temps comme illusoire, puisque lui-même pense que pour remonter le temps il faudrait dépasser la vitesse de la lumière, ce qui est impossible…]

 

Ainsi se posent les termes de notre problème, pour élucider la question de savoir si l’irréversibilité du temps n’est qu’illusion : l’irréversibilité du temps ne serait-elle que la conséquence d’une conception subjective du temps, tandis qu’une conception objective impliquerait nécessairement un temps réversible ?

 

Augustin a inauguré la pensée d’un temps subjectif (au livre XI de ses Confessions). Il part de la constatation empirique selon laquelle nous ne percevons en fait que du présent, puisque, dit-il, « le passé n’est plus et le futur n’est pas encore ». Pourtant, nous avons bien une représentation du passé et du futur : par le souvenir et l’attente (expectatio). Mais précisément, ce souvenir et cette attente n’existent que dans l’esprit. C’est alors qu’Augustin, pour expliquer notre représentation du temps, avance l’idée d’une « distensio » de l’âme. Il s’agit d’une sorte d’écartement que l’âme effectue pour « s’extraire » du pur présent perçu, et s’ouvrir au monde temporel, comprenant le passé et le présent.

Husserl affinera cette théorie dans ses Vorlesungen für Phänoménologie des Inneren Zeitbewusstseins (leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps). En effet, à la suite de Exner qui postule une « mémoire provisoire ou primaire » attachée au présent (dans sa Doctrine de l’unité de la pensée et de l’être), Husserl distinguera une mémoire secondaire (la mémoire au sens augustinien, qui présentifie le passé dans une re-présentation (Vergegenwärtigung)), d’une mémoire primaire, appelée « rétention » (avec son corrélat pour le futur, la « protention »). Celle-ci a pour fonction de temporaliser l’instant présent (le point-source de la perception, l’impression originaire (Ur-Impression)).

Ainsi, pour Husserl comme pour Augustin, la représentation du temps est liée à une opération de la conscience (ou de l’âme). Il est donc permis de parler de « temps subjectif ». Or manifestement ce temps s’organise en un « avant » et un « après » (en termes augustiniens repris d’Aristote), à quoi correspond la structure du mode de donation du temps en « rétention/protention ». Ainsi Augustin ne parle jamais d’un « futur qui n’est plus et d’un passé qui n’est pas encore ».

Il paraît donc clair qu’au temps subjectif est lié le caractère d’irréversibilité. Mais plus encore, nous voudrions montrer que ce lien est nécessaire.

 

C’est à Kant que nous devons une telle démonstration. En effet, dans sa Kritik der reinen Vernunft (Critique de la raison pure), dans la première partie de la « théorie transcendantale des éléments », à savoir « l’esthétique transcendantale », Kant montre que le temps est constitutif de notre intuition pure (avec l’espace), autrement dit lorsqu’un objet est soumis à notre intuition sensible, il « subit » la formalisation a priori de cette intuition pure. En tant que tel, l’objet conditionné de cette manière, est un phénomène (Erscheinung), par opposition à la chose en soi (Ding an sich), qui est donc un inconditionné (Unbedingte). Ainsi lorsque la conscience se représente un objet, ce ne peut être que dans le flux temporel. C’est pourquoi Kant peut affirmer que « le temps est la forme du sens interne ». Et l’un des trois modes du temps est la « succession ».

Or parallèlement à cette formalisation par l’intuition pure, l’entendement (Verstand) opère une subsomption du phénomène par les concepts purs (catégories), via le schème de l’imagination pure. Parmi ces catégories opère une catégorie de la relation bien particulière : celle de la relation causale. Ainsi un phénomène nous apparaît a priori causal.

Dès lors, un phénomène ne pourra nous apparaître que dans une succession temporelle et dans une chaîne causale. La cause comme concept impliquant la notion d’avant/après (puisque sinon la cause serait effet), Kant démontre bien que le temps, ainsi conçu (c’est-à-dire subjectivement), est nécessairement lié à l’irréversible flux temporel et causal.

Nous sommes manifestement parvenus à une contradiction évidente : le temps objectif d’Einstein est réversible, alors que le temps subjectif (de Kant par exemple) est nécessairement irréversible.

Ainsi il semble démontré que l’irréversibilité est le caractère inaliénable d’un temps subjectif. C’est dire que si l’on conçoit le temps comme subjectif, alors le rapport du « temps » et de l’irréversibilité est celui d’une implication nécessaire.

 

 

Par Marine Azencott