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L’utopie
Plan :
Introduction
I- L’utopie instaure un ordre parfait… Cet ordre est-il une mystique ?
II – Par l’exigence d’un idéal, l’utopie est menacée d’être carcérale. L’envers de l’utopie : l’utopie comme mode d’aliénation – un Enfer, non un Eden.
III – Fonction régulatrice de l’utopie : l’utopie comme contrepoids à l’idéologie.
Conclusion
Annexe : Faut-il se débarrasser des utopies ? La problématique de l’écart : quel est le lien entre utopie et philosophie, entre l’utopie et le philosopher atopique.
Introduction
Qu’est-ce que l’utopie ? Préalable à toute tentative de réflexion pertinente sur le sujet, le problème de définition s’avère aussi épineux qu’irrésolu. Le mot « utopie », lié à l’expérience de la modernité et appelé à devenir un genre littéraire, est lié au petit livre d’un humaniste anglais ami d’Erasme, Thomas More.
Utopia, c’est u – aucun , topos – lieu. Utopia se réfère donc au pays de nulle part, au pays qui n’existe pas ; mais l’expression semble aussi se référer à un lieu heureux : eu – topos. Telle est l’origine de ce mot que l’on tient de chimère.
L’acception vulgaire fait de l’utopie « un idéal politique ou social séduisant, mais irréalisable dans lequel on ne tient pas compte des faits réels, de la nature de l’homme et des conditions de la vie » (Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie).
L’utopie serait donc synonyme de rêve impossible, faisant être ce qui n’existe pas ailleurs que dans le nulle part. Ce qui n’existe pas, dans la société moderne, c’est le bien-être, le bonheur de ses membres, bonheur qu’il ne serait théoriquement pas impossible d’atteindre si l’on avait le courage de quitter son propre monde, et d’aborder après un long voyage cette île, irréelle et toutefois possible, qui contraint à redéfinir l’éthique et la politique, comme l’Amérique l’a fait pour la géographie.
Les problématiques soulevées sont donc les suivantes :
– L’utopie entretient un rapport ambigu à l’espace et au temps :
L’utopie comme non-lieu : coupée du monde, l’utopie est insituable et ouvre la voie à une géographie imaginaire, mise au service, comme on le verra, de la philosophie politique et d’une critique sociale.
– Il convient également de s’interroger sur le rapport que l’utopie entretient avec la fiction, avec déjà une difficulté : Platon, dans la République X condamne le poète imitateur d’une réalité elle-même déjà trompeuse. Comment concilier cela avec son projet de cité idéale ? Il y aurait donc un bon usage du « fictionnel » dans l’utopie. En tant qu’elle instaure un ordre parfait, l’utopie pourrait avoir une fonction régulatrice.
– Une autre problématique sera celle d’un glissement, le passage de l’utopie comme histoire, récit d’une société idéale dont il s’agira de préciser les modalités ; à l’Histoire comme lieu d’utopie. Quel est le lien qu’entretient l’utopie avec le possible et le réel ? La question est de savoir si l’on peut réformer sans imaginaire, et s’il faut tirer une leçon de l’Histoire, c’est que l’utopie, loin d’être toujours un Eden peut devenir un Enfer : par l’exigence d’un idéal, l’utopie est menacée d’être carcérale. Et quand on fait le procès de l’utopie, on dit que l’idéal concentrationnaire est la réalisation de l’utopie. Comment donc passe-t-on de la fiction-imaginaire qui libère, à l’utopie qui aliène ? L’utopie est-elle par essence totalitaire, ou peut-elle constituer un puissant contrepoids à l’idéologie ? Faut-il abandonner définitivement les utopies, ou bien celles-ci ne sont pas la figure et la posture même qu’adopte la philosophie ?
I – L’utopie instaure un ordre parfait… Cet ordre est-il une mystique ?
Quelle est l’origine de cette forme de pensée ? – L’invitation au voyage.
L’Atlantide de Platon est la première expression de la cité idéale. Platon y fait plusieurs fois allusion, dans la République et le Timée notamment, mais surtout dans Critias où il est dit des atlantes qu’« ils avaient tout le nécessaire pour la nourriture et l’éducation, mais aucun d’eux ne possédait rien en propre ; ils pensaient que tout était commun entre eux tous, mais ils n’exigeaient des autres citoyens rien au-delà de ce qui leur suffisait pour vivre. »
Apparaît d’emblée le point commun entre le muthos et l’utopie : le désir de rationalité. Reprenant la démarche de Platon, More présente sous le terme utopie « la meilleure constitution d’une République ». Ainsi, l’utopie assume les fonctions de la critique exercée par la raison sous la forme d’affabulation. La cité idéale se caractérise par la perfection, qui réside d’abord dans la sécurité dont jouit l’utopie protégée contre les dangers extérieurs par son insularité (reproduite à nouveau autour des villes qui la composent par d’imprenables fortifications).
Le deuxième aspect, l’identité, est lié au précédent : puisqu’il s’agit de surmonter l’effroi et l’incertitude qui naissent de la différence, l’utopie sera donc le « règne du Même », que manifeste notamment l’uniformisation généralisée – du langage, des moeurs, des lois, des villes, des maisons, des jardins…
Ensuite, l’utopie résulte de la volonté et de l’agir humain : il y a une dimension volontariste et activiste de l’utopie. « En utopie, l’oisiveté et la paresse sont donc impossibles ».
Enfin, vivre en utopie, c’est vivre au grand jour : « Toujours exposé aux yeux de tous, chacun est obligé de pratiquer son métier ou de s’adonner à un loisir irréprochable ». La cité vertueuse est donc une Cité transparente, et rien ne doit y arrêter la lumière : « Chaque maison a deux portes, celle de devant donnant sur la rue, celle de derrière sur le jardin. Elles s’ouvrent d’une poussée de main, et se referme de même, laissant entrer le premier venu. Il n’est rien là qui constitue un domaine privé. Ces maisons en effet changent d’habitants, par tirage au sort, tous les dix ans. Les Utopiens entretiennent admirablement bien leurs jardins. »
C’est aussi une Cité ouverte, où la propriété privée n’est pas de mise. On relèvera l’importance accordée aux jardins, qui rappelle la recherche épicurienne du bonheur fondée sur la sensation et sa juste mesure. L’île est donc habitée par des gens heureux, qui ont aboli le but asocial présent dans la société européenne, c’est-à-dire la propriété privée et l’amour de l’or, et qui vivent dans l’abondance de ce qui leur est nécessaire. Tous pratiquent l’agriculture, et le travail n’occupe dans leur vie que six heures par jour, durée amplement suffisante pour satisfaire leurs besoins. La propriété privée étant abolie, ils apportent les produits de leur travail sur un marché où chaque père de famille va « demander tout ce dont il a besoin pour lui et les siens et l’emporte sans paiement, sans compensation d’aucune sorte. », s’opposant par là à l’horrible cupiditas habendi, la passion de posséder, qui s’incarne dans l’institution moderne de la propriété privée.
N’étant pas tourmentés par le travail en tant que malédiction biblique, ni même inquiétés par la faim, les Utopiens sont exempts des autres tourments qui affligent les peuples civilisés. Ils ont en effet peu de lois, de même qu’ils ignorent les arts et les querelles des dialecticiens modernes. Leur religion est unifiée par la commune croyance en l’immortalité de l’âme et en l’existence de la providence.
Si tout ceci libère la communauté du mal, deux autres facteurs importants assurent le véritable bonheur des Utopiens :
- une théorie et une pratique du bonheur en tant que vie selon la nature et la vertu
- une restauration des liens communautaires et solidaires qui éloignent le risque de la solitude et permettent une existence harmonieuse au sein de la communauté. L’idéal patriarcal de More lui fait concevoir la vie sociale comme celle d’une grande famille : l’intensité du lien entre ses membres fait de cette république non seulement la meilleure « mais la seule qui mérite ce nom ».
Mais les problèmes commencent dès lors que l’on se demande de quel type est le pouvoir politique et quel espace il occupe dans l’île. En effet, guerre, présence d’esclaves, de magistrats contrôlant la vie sociale toute entière, d’un prince, d’un sénat, sont autant d’éléments qui suggèrent une présence forte et manifeste du pouvoir. Cependant, tout ceci est immédiatement nuancé : La guerre ne semble être prévue qu’en tant que guerre juste et défensive ; les relations internationales, scellées par des traités et des alliances, semblent presque absorbées par le lien d’amitié existant entre tout le monde, lien établi par les lois de la nature. Citons : « Les autres peuples signent des traités, les rompent et en concluent à chaque instant de nouveaux. Les utopiens n’en concluent avec personne. A quoi bon ? disent-ils. Est-ce que la nature ne rapproche pas suffisamment l’homme de l’homme ? ».
Il est intéressant de comparer le statut du politique chez Thomas More avec son intense valorisation par les théoriciens modernes (Machiavel, Hobbes) : ici, le rêve d’une société animé par un idem velle et un idem sentire – un même vouloir et un même sentir – par une forte identité sociale de ses membres cimentée par la philia, semble exclure la naissance des conflits et des factions, en faisant du lien social intense et totalisant, le substitut du rôle joué, avant et après, par le politique.
Le lien entre l’utopie et la modernité est donc double : D’un côté l’utopie exprime l’inquiétude de la modernité ; et de l’autre, la modernité se manifeste comme l’affirmation de la puissance de la pensée humaine sur la société et l’histoire, la soustraction de l’histoire à la maîtrise du hasard, de la tradition ou de la providence, et comme la conviction de pouvoir résoudre à la base le problème du mal et du malheur, en en supprimant les sources et en annonçant le règne du bonheur sur cette terre dans un futur proche.
Tommasso Campanella, imagine quant à lui dans La Cité du Soleil (1625), une ville protégée de sept enceintes successives et qui portent le nom des sept planètes. Remarquable, la longévité des habitants qui y vivent plus de cent ans, et cela grâce à l’hygiène. De fait, l’hygiénisme est une doctrine directement influencée par Campanella, qui est à l’origine de la politique de Grands Travaux voulue par Napoléon III à Paris. Mais des informateurs renseignent l’Etat, ce qui invite déjà à se demander en quelle mesure une vie privée est-elle encore possible.
Ainsi, au terme de notre voyage, il apparaît que l’utopie présente un avenir meilleur, négatif d’une réalité présente, mais non le retour à un passé idéalisé. A l’orée de ce voyage, on retrouve le sens du mot du mot de Hugo : « L’utopie est la vérité de demain » ou le vers de Lamartine : « Les utopies ne sont que souvent que des vérités prématurées. »
Ainsi les caractéristiques de l’utopie sont donc :
- une géographie imaginaire et un lieu inaccessible : l’autarcie comme gage de société heureuse, à l’abri de la guerre et de la corruption
- une société juste, et une justice qui repose sur l’équité
- le travail est un plaisir
- la richesse est accessible à tous
- communauté des ressources : une société foncièrement égalitaire qui ignore la propriété privée. On peut donc la qualifier de communiste.
- la souffrance est vaincue
- la tolérance religieuse
- l’eudémonisme utopique : le bonheur individuel et collectif
- elle repose sur un ensemble de lois et une organisation précise et rationnelle. Elle se présente donc comme la plus aboutie des civilisations.
On peut voir dans l’œuvre de More une critique de la société anglaise (et européenne) du XVIe siècle. Les vertus de l’Utopie sont en quelque sorte des réponses aux injustices du monde réel : elles les soulignent par contraste (l’égalité de tous les citoyens utopiens met en lumière l’extrême misère, à cette époque, de nombre de paysans anglais sans terres) et montrent que les maux de l’Angleterre ne sont peut-être pas des fatalités puisque les Utopiens les ont résolus.
L’utopie a une double fonction dans le discours politique : celle de proposer une rupture radicale avec un système existant et de proposer un modèle de société idéale. Ce n’est pas un simple progrès de la société qui est visé, mais la préservation de l’altérité du phénomène utopique : de la société « réelle » ; l’utopie présente le miroir inversé, sans tomber dans la radicalité, puisque théoriquement, l’utopie est à elle-même son propre empêchement, son propre garde-fou : en s’empêchant d’être, l’utopie reste donc dans le vide… qui est son sens premier.
En ce sens, l’utopie n’est pas, ni ne doit être, un programme politique : Si la réalisation d’une telle société est souhaitable, More affirme ne pas même l’espérer. Par le recours au genre littéraire, l’utopie se présente en effet comme une œuvre de fiction sans lien avec la réalité : le nom de l’île (« nulle part ») mais aussi du fleuve qui la traverse (Anhydre, c’est-à-dire sans eau) ou du navigateur Hythlodée (qui signifie : raconteur de balivernes) sont là pour nous le rappeler. Cependant, l’utopiste se refuse à tout recours au merveilleux ou à la fantaisie et le bonheur qui est censé régner en Utopie se doit de reposer sur la cohérence du projet. Nul climat paradisiaque, nulle bénédiction divine, nul pouvoir magique n’a contribué à la réalisation de la société parfaite. Il s’agit donc d’une fiction dont la valeur repose sur la cohérence du discours.
Ainsi, l’utopie apparaît comme l’effort de l’imagination pour explorer le possible.
Cette exploration du possible fait que l’utopie entretient un rapport particulier à l’espace et au temps.
A l’espace d’abord, qui donne son support et sa forme à l’affabulation. Où situer ce « nulle part » ?
– la fascination pour l’île : monde clos, autarcique, à l’abri des vices et qui s’autosuffit à lui-même. Mais l’autotélie (monde entièrement vectorisé vers lui-même) n’est pas la seule figure prise par l’utopie dans son lien à l’espace.
– la ville devient le laboratoire expérimental de l’utopie, avec de grandioses fictions architecturales (et notamment celle des Lumières) :
Les architectes visionnaires du 18e siècle néoclassique, Boullée (1728-1799), Ledoux (1736-1806) ou Lequeu (1757-1825), imaginent des cités et des édifices qui, avant de répondre à des besoins, incarnent des valeurs et des vertus.
Claude Nicolas Ledoux : « J’aurais rempli à peine la moitié de mon but, si l’Architecte, qui commande à tous les arts, ne commande à toutes les vertus. » L’Architecture considérée sous le rapport des arts, des mœurs et de la législation, 1804. À leurs travaux s’applique l’analyse que développe Tocqueville (à propos des hommes de lettres à la veille de la Révolution) « Au-dessus de la société réelle, dont la Constitution était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison. Graduellement, l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était, et l’on vécut enfin par l’esprit dans cette cité idéale qu’avaient construite les écrivains », cf L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.
– l’architecture ou l’art comme utopie, c’est-à-dire l’art engagé dans la transformation sociale et au service de la création industrielle : c’est l’idée qu’au monde spirituel et métaphysique succèdera un nouveau monde technique. La problématique qui se pose, est ici d’imaginer les métropoles du futur : face au développement des villes tentaculaires et de la misère urbaine, Ebenezer Howard, lecteur de Ruskin et de William Morris, invente la cité-jardin. À l’inverse, la plupart des utopies architecturales et urbanistiques de la première moitié du XXe siècle partagent la conviction que c’est dans le cadre du développement industriel que doit être réinventée la ville moderne. Dans les rêveries soviétiques des années 1920, la ville s’arrache au sol, cependant qu’aux États-Unis, avec la prolifération des gratte-ciel, elle part à la conquête de l’espace. Le fonctionnalisme devient alors l’idéologie dominante de l’architecture. De Hilberseimer à Le Corbusier, les architectes proposent de vastes projets de cités industrielles contemporaines : rationnelles, géométriques, standardisées, à l’image de cette civilisation industrielle de masse dont elles représentent la forme privilégiée d’organisation.
Parce qu’elle est le « nulle part », l’utopie est partout.
Ou : l’utopie est d’aucun lieu, atopique, elle est aussi anachronique et devient même uchronique : l’eudémonisme utopique ne repose pas comme chez les Epicuriens ou les Stoiciens sur l’hic et nunc. L’utopie n’est pas l’ici et maintenant, mais elle est tous les lieux et tous les temps. Le présent de l’utopie est à la fois présent mais réinvestissement du passé dans le futur (en cela je soutiens la thèse que l’utopie n’est pas novatrice mais au contraire profondément conservatrice). Non pas un temps cyclique (à confondre avec un Age d’or révolu, ou un « état de nature » vers lequel il est impossible de rétrograder) car l’utopie est l’idéal même.
Glissement : De l’utopie comme support et lieu d’histoires, à l’Histoire comme lieu d’utopie.
Quand l’idée de progrès devient un principe de compréhension de l’histoire humaine, la notion d’utopie apparaît, non plus comme le résultat volontariste de la décision de réformateurs soucieux du bien humain, mais comme ce vers quoi tend le processus historique.
Dans ce cadre, l’utopie apparaît (au XIXè) comme l’horizon de l’Histoire, et il convient d’accélérer le processus pour se rapprocher du règne de la liberté.
Ainsi, la promesse de l’histoire rejoint sous une forme sécularisée, l’attente eschatologique des anciennes Apocalypses : la nouvelle Jérusalem viendra, mais cette fois elle ne descendra pas du ciel, elle sera bâtie sur terre, de main humaine, dans un avenir radieux. L’utopie moderne reste quoi qu’on en dise (et malgré ses dénégations) profondément marquée par l’héritage judéo-chrétien : l’utopie renvoie toujours à un monde au-delà du monde, du fait de la question du salut, et les perspectives eschatologiques d’une fin de l’histoire.
Ainsi, dans la première moitié du XIXe siècle, tout se passe comme si l’utopie se retirait du terrain de la littérature pour s’investir massivement du côté du réel ou de ce qui aspire à l’être. Expériences locales et perspective globale deviennent les deux visages de l’utopie en acte, selon qu’il s’agit d’inventer de nouveaux rapports sociaux en fondant des communautés à la marge du monde majoritaire, ou d’inscrire toutes les luttes actuelles dans l’horizon de l’émancipation humaine, dans la grande promesse du règne de la liberté.
L’époque des révolutions est naturellement celle où l’utopie cesse d’être seulement une fiction littéraire pour devenir, portée par l’ébranlement de la société, un principe de refondation de la réalité politique et sociale.
Pensons aux utopies sociales de l’âge romantique : nées au début de l’ère industrielle, elles représentent une tentative de reconstruire l’univers moral et social sur les seules bases de la science positive, d’où elles déduisent l’idée d’une évolution naturelle menant au bonheur pour tous.
Saint-Simon par exemple (1760-1825) prône l’instauration d’un nouveau pouvoir spirituel confié aux savants. Owen (1771-1858) fonde lui aussi ses espoirs sur le développement industriel. Fourier (1772-1837) entend se servir des passions humaines, non pas contradictoires, mais complémentaires, pour faire naître l’harmonie. Cabet (1788-1856) et ses disciples partent pour l’Amérique construire l’Icarie égalitaire.
Il apparaît que l’utopie renonce peu à peu à incarner le rêve d’une société mondiale organisée rationnellement, pour se limiter à l’établissement de communautés restreintes comme celle de Guise en France et d’Oneida en Amérique.
– le rêve ouvrier et l’utopie communiste : à l’unanimisme de la période romantique (où les aspirations utopiques étaient marquées par leur optimisme idéaliste et les thèmes de la république universelle et de la fraternité des peuples), succède une vision de l’histoire dominée par les rapports de classe et l’âpreté de leurs affrontements : les doctrines socialistes mettent en avant l’émancipation du prolétariat, au besoin par la violence, comme condition de l’avènement du règne de la liberté.
Karl Marx, L’Idéologie allemande (1845-1846) : « Dans la société communiste, personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités, et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale, et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre chose, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir, et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »
Ainsi plusieurs formes d’utopies sont à l’œuvre : pour les uns, qui se réclament de Marx, l’avènement du communisme passe par la conquête du pouvoir d’État ; pour les anarchistes anti-autoritaires, de Proudhon à Bakounine, l’organisation étatique doit immédiatement céder la place à des collectifs d’individus librement associés.Ces doctrines se mesurent à l’expérience de l’histoire, en particulier lors de la Commune de Paris, en 1871, où l’utopie tourne à la tragédie.
Transition : peut-on réformer sans imaginaire ?
Vertu pratique de l’utopie, qui n’est pas étrangère à la pensée humaine. L’utopie apparaît comme la description d’un possible réalisé et critique, et agit comme un déplacement… qui aboutit à un « non-lieu ».
II – Par l’exigence d’un idéal, l’utopie est menacée d’être carcérale. L’envers de l’utopie : l’utopie comme mode d’aliénation – un Enfer, non un Eden.
L’utopie comme système fascine et effraie : la recherche de l’égalité passe souvent par une liberté sacrifiée sur l’autel de la transparence, de la communauté, et d’une coûteuse entente qui impose un bonheur à l’individu – au nom du bien commun. Ainsi, l’utopie peut se tourner en son contraire, et le rêve en cauchemar : derrière la mobilisation totale voulue au nom d’un avenir radieux, se révèle une immense mobilisation de la violence politique.
Depuis le roman Nous autres, écrit en 1920 par l’écrivain russe Zamiatine, jusqu’au 1984 du Britannique George Orwell, la littérature du siècle décrit cette inversion de l’utopie où, au nom du bonheur, l’État et le Parti tentent d’absorber ou de détruire la société, à coups de purges, de terreur et de camps de rééducation.
C’est ici qu’il faut envisager les contre-utopies (Orwell et Huxley) :
1984 illustre l’aboutissement de la rationalité devenue folle. Dans le Meilleur des Mondes, Huxley montre ce que serait le possible réalisé si nous le laissons faire.
1984, Orwell
Le monde a été divisé en trois super-puissances constamment en guerre, et chacune dirigée par un parti très hiérarchisé qui, au nom des principes humains a réduit à néant toutes les libertés et fait vivre les gens dans la haine de l’autre et dans l’envie de dénoncer le fautif (même les enfants espionnent leurs parents pour les dénoncer de la moindre erreur). L’humanité est désormais réduite à est entretenue par les partis, alors que les gens ne s’en rendent même pas compte, tout cela leur paraît normal. La super-puissance décrite est dirigée par l’énigmatique « Big Brother », personne dont l’existence n’est pas vérifiée. Le parti a été créé dans le but de rendre les gens heureux, comme en témoigne la devise « la guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force ». En entretenant une haine constante des autres en utilisant un principe de double pensée qui fait concevoir que le mal n’est que le bien ( ex : le ministère de l’Amour qui est en réalité le ministère de la torture.), en créant un langage qui ne permet pas d’exprimer une opinion et qui, ainsi, empêche les gens de penser par eux même et d’avoir un jugement sur la réalité ; le parti rend les gens heureux, ils sont comme hypnotisés et ne voient rien de mauvais, carrément manipulés par le parti.
Le meilleur des mondes, Huxley
Nous sommes dans le futur et le pays contrôle les naissances afin de les diviser en castes qui dépendent de la nature biologique des fœtus. Ces castes s’étendent des Alphas (ceux qui sont destinés « à contrôler le monde ») jusqu’aux Epsilons (les sous fifres ). En fonction de son éducation chaque caste est heureuse : par exemple, les Alphas ont une éducation basée sur la fierté d’être Alphas, puisqu’ils sont les meilleurs et les Epsilon reçoivent leur éducation sur la chance de ne pas avoir a réfléchir autant que les Alphas, et de bénéficier de plus de temps libre… Ainsi chaque caste est heureuse.
La « contre-utopie » n’est donc pas le contraire de l’utopie, mais n’est qu’une variante du genre utopique : Si l’utopie opère une critique de la société réelle d’après la société idéale, la contre-utopie a pour objet de juger le réel d’après le contre-modèle d’une cité contre-idéale. Huxley donne à penser que la meilleure cité pourrait bien être le pire. Ainsi la critique passe donc par la critique de la société idéale dès lors qu’elle est réalisée. Ce qui caractérise l’idée de perfection dans la modernité, c’est que rien n’échappe à la vue de spectateurs, d’œil vivant, dans le fantasme de la métropole idéale : ce que la contre-utopie dénonce, c’est donc le développement de l’organisation sous toutes ses formes, sous couvert de rationalisme. Grâce à cette technique, la vie pensante, « acropole intérieure », est supprimée, et « Big Brother vous regarde ».
Il apparaît donc, à ce stade de la réflexion, que ce qui distingue le monde traditionnel du monde moderne, ce n’est donc pas tant un changement de paradigme politique que la rationalisation technique. Ce que le monde refuse, c’est le droit à l’erreur, et donc à l’empirisme. L’utopie formule donc le dernier avatar du monde moderne, en ce qu’il tourne au cauchemar : la modernité s’apparente à la démission, du fait de l’envahissement de la gestion. Moderniser, c’est ici réduire la marge laissée à l’empirisme et substituer au jugement individuel par un savoir, le conditionnement du rationalisme.
Poussée à son terme, l’utopie fait donc émerger une nouvelle société totalitaire, qui se distingue de la tyrannie, en ce point qu’il n’y a plus de maitres, mais seulement des esclaves, la soumission terne ayant pour origine l’ignorance, ciment de la société moderne : « L’ignorance, c’est la force » (1984). On assisterait donc à la naissance d’une sorte de pouvoir invisible : la technicité. Le malheur de 1984, ce n’est pas que l’on ne croit plus en rien, mais c’est la disparition de la puissance critique. Kant disait que son siècle était celui de la critique, le nôtre est peut-être celui de la crédulité béate…
La thèse d’Orwell est que « mécaniser la pensée, c’est la supprimer ». Or force est de constater, dit-il, que la modernité s’est donnée cette tâche.
Le communisme
Ordre social dans lequel les moyens de production sont la propriété de la communauté, et où la répartition des biens se fait selon les besoins ; c’est aussi la démarche politique visant à atteindre un tel ordre social. Lénine repris le terme en 1917 pour désigner une doctrine marxiste radicalement révolutionnaire. La doctrine de Marx comprend une théorie scientifique et la prophétie d’un salut. Lénine ayant mis l’accent sur un élément révolutionnaire contenu dans le marxisme, la révolution permanente et la dictature du prolétariat en tant qu’union des ouvriers et des paysans, il est le fondateur du communisme moderne qui, très vite, s’est transformé en dictature du Parti communiste et en un dogme figé. Ainsi, la construction de la société communiste n’a pas tenu ses promesses. L’union soviétique a représenté l’exemple d’une utopie politique en train de se réaliser à l’échelle d’un pays. Cet échec allait inévitablement avoir des conséquences sur tout grand projet futur. Il ne faut pas oublier les dérapages immondes d’un autre « grand projet » : » le nazisme n’est certes pas une utopie politique. En revanche, il met au jour des tendances de la tradition utopique occidentale : l’obsession de la transparence, la subordination absolue de l’individu à l’état, et, plus encore peut-être, la tentation de la pureté. Se découvre à la source de l’idée d’un homme nouveau régénéré, une utopie du corps : un chemin qui va de l’hygiénisme à l’eugénisme « .
=> Nicolas Berdiaeff avait déjà mis le monde en garde contre les utopies, il y a un siècle, dans un propos qu’Aldous Huxley cite au début du Meilleur des mondes: « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante. Comment éviter leur réalisation définitive ?... Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre. »
III – Fonction régulatrice de l’utopie : l’utopie comme contrepoids à l’idéologie
Pour le sociologue Karl Mannheim, l’utopie est une forme d’idéal constituant à ses yeux un contrepoids à l’idéologie. Il entend par utopie « toute orientation qui transcende la réalité et brime les normes de l’ordre existant, contrairement à l’idéologie qui exprime le statu quo ».
L’utopie n’est pas l’idéologie : (idéologie = construction collective de l’esprit dont le but apparent est de dire le sens des choses, mais dont la fonction réelle est de masquer une situation intolérable). Dans L’idéologie et l’utopie, Paul Ricoeur donne une liste de penseurs qui ont abordé l’un et l’autre de ces sujets : Marx, Althusser, Mannheim, Weber, Habermas, Geertz, Saint-Simon, Fourier. « L’idéologie et l’utopie, précise Ricoeur, opèrent toutes deux à trois niveaux. Là où l’idéologie apparaît comme une distorsion, l’utopie se présente comme une fantasmagorie irréalisable. Là où l’idéologie est légitimation, l’utopie est une alternative au pouvoir en place. La fonction positive de l’idéologie est de préserver l’identité d’une personne ou d’un groupe ; le rôle positif de l’utopie consiste à explorer le possible, » les possibilités latérales du réel « . Idéologie et utopie illustrent ainsi les deux versants de l’imagination-conservation et invention. »
On ne s’étonnera donc pas que Mannheim soit attaché aux utopies. En conclusion de Idéologie et utopie, il écrit: « La disparition de l’utopie amène un état de choses statique, dans lequel l’homme lui-même n’est plus qu’une chose. Nous serions alors en présence du plus grand des paradoxes imaginables : l’homme qui a atteint le plus haut degré de maîtrise rationnelle de l’existence deviendrait, une fois démuni de tout idéal, un pur être d’instincts ; et ainsi, après une longue évolution tourmentée, mais héroïque, ce serait précisément au stade le plus élevé de la prise de conscience, quand l’histoire cesse d’être un destin aveugle et devient de plus en plus la création personnelle de l’homme, que la disparition des différentes formes de l’utopie ferait perdre à celui-ci sa volonté de façonner l’histoire à sa guise et, par cela même, sa capacité de la comprendre. »
Conclusion :
En définitive, il convient de ne pas oublier que l’utopie est une fiction, qui n’a pas vocation à être autre chose qu’une « expérience mentale » (selon le mot de Raymond Ruyière).
Faisons un petit détour par Kant :
En fin de compte, ce que Kant juge coupable, c’est la réalisation forcée de l’utopie qui se propose de changer la vie. Toute la question pourrait se résumer, selon Kant à celle-ci : Des utopies, le passage à l’acte se fait-il sous la contrainte ? Ou bien n’y a-t-il pas un pouvoir libérateur de l’imagination ?
Selon Marx, ce n’est pas l’imagination qui libère, la liberté doit s’effectuer par des moyens réels. Historiquement, cela s’est traduit par la coercition : c’est l’idée qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.
Pour Kant en revanche, l’utopie n’a pas vocation à être réalisée : elle est une idée pratique et régulatrice, c’est-à-dire qu’elle oriente, mais ne donne pas à connaître un quelconque objet. Il appelle « despotique » l’état qui entendrait faire le bonheur des hommes (et de surcroit le bonheur des hommes malgré eux).
Il serait déjà beau, un régime qui n’empêcherait pas de se conduire.
L’idée reste donc une idée, c’est-à-dire selon la définition qu’en donne Kant (cf Dialectique transcendantale, 1ere Section, Des idées en général + Propos sur l’éducation) : « une idée n’est rien d’autre que le concept d’une perfection qui ne s’est pas encore rencontrée dans l’expérience ».
La question n’est pas de réaliser l’utopie, de la faire passer du possible au réel, mais de savoir si l’homme n’est pas digne d’un autre idéal. C’est ainsi qu’Ernst Bloch (Le principe d’espérance) peut dire que l’utopie est la sœur du rire. L’utopie réalisée, c’est la prison glacée d’Orwell ; l’utopie comme idée régulatrice de la raison est quant à elle profondément libératrice : en ce qu’elle opère comme le rire, elle est l’idée qui permet de juger et mesurer « l’écart » avec la réalité historique. C’est, encore et toujours le but de l’utopie de montrer qu’elle n’est ni réalisée ni à réaliser.
En guise d’annexe : une réflexion périphérique, pour aller plus loin : Faut-il se débarrasser des utopies ? Problématique de l’écart : quel est le lien entre philosophie et utopie, entre l’utopie et le philosopher atopique ?
L’atopie socratique
Socrate est à plusieurs reprises qualifié d’« atopos » (Banquet 215a, Phèdre 229c ), ce qui le fait apparaître aux yeux de ses interlocuteurs comme excentrique, original, extraordinaire, déconcertant, bizarre. Figure même de l’indétermination, il n’est jamais là où on l’attend, toujours ailleurs, en décalage, dans cet écart surprenant et déstabilisant qui ouvre à toute chose. Ce dont il s’agit ici, c’est de l’écart provoqué avec les représentations sensibles et avec le sens qu’elles induisent mécaniquement. Socrate est « sans lieu », d’abord parce qu’il n’est pas vraiment où est son corps, il ne cesse de « voyager », c’est-à-dire de s’efforcer à cette déliaison qu’est l’effort philosophique pour vivre seulement où est son âme : tel est le sens de son atopie.
Et tel est le lien que l’utopie entretient avec la pratique philosophique : comme voyage, l’utopie socratique est pleine absence, absence du corps vécue dans l’effort de la déliaison. L’utopie socratique fait seulement signe vers une présence autre, décalée, en un ailleurs exigé vers un autre « topos » qui ne peut être que le lieu des idées. Socrate n’est philosophe que mythiquement, il est le philosopher fait homme, au sens où le philosopher c’est être dans le nulle part. Le lieu de séjour de la philosophie, c’est donc pleinement l’utopie. Dans l’Alcibiade (219a), Socrate prévient : « fais bien attention de peur que tu n’ailles t’illusionner sur mon compte, car je ne suis rien ». Dire que Socrate n’est rien, que philosopher n’est rien, c’est dire que philosopher c’est voyager, c’est se décaler, c’est n’être, en ce sens, d’aucun être.
L’utopie, ce non-lieu d’aucun temps est bien la forme nécessaire de l’atopie philosophique. Jean-Yves Lacroix, dans L’utopie de Thomas More et la tradition platonicienne, résume cela dans une belle formule : « C’est grâce à la médiation symbolique du schème topos / utopia, révélant l’étrange nature de Socrate, que Platon va fonder la possibilité du philosophique comme instance déplacée ».
Dès lors qu’elle nous permet de mesurer l’écart, l’utopie n’est pas aliénation, elle est cette image, une idée régulatrice qui peut constituer un rempart à l’idéologie et l’atopicité de la philosophie est précisément de maintenir cette tension.
Ainsi, pour reprendre le mot de Deleuze, l’idée régulatrice qu’est l’utopie ouvre à une vision de la philosophie comme « pédagogie des concepts ».
Marine.