Étiquettes

, ,

 

L’irréversible – En guise d’introduction

 

 

Chacun a eu, un jour ou l’autre, envie de remonter le temps, soit pour revivre un moment passé (« car toute joie veut l’éternité » dit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « le chant d’ivresse ») soit pour modifier un événement passé. Mais alors que signifierait ce retour en arrière ? Supposons que nous fassions tomber une bouteille en plastique que nous avions remplie d’eau. L’eau se répand sur le sol. La bouteille était pleine, la voici vide. Seulement il est ici possible, d’une certaine façon, de revenir en arrière : il suffit pour ce faire de remplir à nouveau la bouteille. On voit en quoi le processus est réversible, ce qui ne serait pas le cas avec une bouteille en verre, que sa chute aurait brisée. Dans ce second cas, il y a irréversibilité du processus.

Néanmoins, dans le premier cas, nous n’avons obtenu une réversibilité, par retour au même, que dans un espace limité : pendant que nous remplissions à nouveau la bouteille de plastique, du temps s’est écoulé, on a « perdu du temps », selon l’expression consacrée. Autrement dit, autour de nous, d’autres événements ont eu lieu qui ne reviendront plus. Finalement, notre exemple n’a concerné qu’une réversibilité « partielle ». Ceci nous permet de pointer le sens même que nous devons conférer au terme d’irréversible (sans quoi nos résultats ne sauraient atteindre l’universalité), et c’est celui d’une irréversibilité non pas ponctuelle ou locale mais universelle (s’il est possible de penser une telle chose).

Intuitivement, l’irréversible dévoile l’asymétrie profonde de l’espace et du temps.

L’espace se définit comme un milieu homogène (c’est-à-dire qu’aucune des trois dimensions de l’espace ne présente de privilège par rapport aux deux autres), simultané et réversible.

Le temps apparait comme une dimension de la réalité caractérisée par la continuité, la mesurabilité, et l’anisotropie, c’est-à-dire l’orientation.

Ainsi tandis que l’espace offre à l’intelligence la satisfaction fondamentale de la réversibilité (il peut être parcouru dans tous les sens sans que change le rapport des éléments qu’il enveloppe) ; à l’homogénéité, l’immutabilité et la réversibilité spatiales s’opposent l’irréversibilité des parties du temps. Sous les formes les plus diverses, le temps manifeste le scandale d’une irréversibilité qui constitue son essence, l’irréversibilité des parties du temps constituant un irrationnel : alors que l’on peut accomplir un aller retour dans l’espace, nous sommes dans l’impossibilité d’inverser le sens du temps (si ce n’est dans le mythe ou la science-fiction) ; alors que l’espace est parfaitement indifférent aux trajets qui, en tous sens, le parcourent et le sillonnent, la temporalité du temps est irréversible : c’est ainsi, par exemple, qu’il est impossible, si un bateau descend le courant d’un fleuve, de l’apercevoir en aval avant de l’apercevoir en amont (Kant, CRP, Deuxième Analogie de l’expérience p 184).

Pour l’homme, exister c’est s’inscrire dans le temps, c’est parcourir, sans jamais pouvoir s’arrêter ni revenir en arrière, le chemin qui mène chacun de la naissance à la mort. Le temps se manifeste à notre conscience dans un sens unique : le mouvement peut bien être inversé, le temps ira toujours de l’avant. Le passé ne peut être ni défait ni refait. (Retour vers le passé est d’ailleurs, avec l’aventure vers le futur, le thème préféré de la science-fiction.), nous sommes englués, « embarqués » (selon le mot de Pascal) dans un temps insaisissable et irréversible qui emporte tout sans retour (Héraclite).

Le temps est donc ce par quoi, ou ce en quoi il y a du changement dans l’existence, mais pas n’importe quel changement. Un déplacement est un changement spatial, par exemple d’un endroit à un autre. Mais il peut s’annuler si l’on revient au point de départ. En revanche le temps perdu à faire demi-tour, lui, ne se rattrapera plus, il est irréversible.

Comme l’explique Jankélévitch, (La Mort p288-289) : « la marche de l’aiguille autour du cadran, marche qui est un mouvement visible et spatial, peut être renversée ; mais le temps vécu d’une journée de 24 heures, temps qui est invisible et impalpable ne peut l’être. (…) Celui qui est allé de Paris à Rouen peut, s’il a pris un aller et retour, revenir à son point de départ, le retour se repliant sur l’aller pour le neutraliser. Mais dans le temps le retour succède à l’aller et lui fait suite sans annuler le fait d’avoir accompli ce voyage. L’irréversibilité est donc la temporalité même du temps ».

D’ailleurs, si le temps était réversible, si nous pouvions revivre le passé, ce serait un passé retrouvé, ayant un goût de nouveau, comme un livre relu. Le temps semble donc doublement marquer notre impuissance, puisqu’il ne peut décidemment ni suspendre son écoulement, ni remonter à sa source.

Ma problématique sera donc la suivante : l’irréversible et l’irréversibilité du temps est-elle une donnée immédiate de la conscience, ou bien le temps n’est-il irréversible qu’en apparence ? Autrement dit l’irréversibilité ne serait-elle pas que la conséquence d’une conception subjective du temps et tandis qu’une conception objective impliquerait nécessairement un temps réversible – de sorte qu’il existerait deux temps, un temps objectif, et un temps subjectif, le temps des scientifiques, et le temps de la vie, le temps pour l’action.

La question du réversible et de l’irréversible nous apparaitra en quelque sorte être la marque d’un conflit d’échelles.

 

Nous procéderons en trois temps :

 

I –  Où se place l’irréversible : dans le temps ou dans le mouvement ? Et ne faut-il pas substituer à la notion de mouvement la notion d’espace ?

La difficulté sera que nous pensons temps et espace, et que nous comparons un temps imaginaire à un espace expérimental, tandis que la physique aristotélicienne n’avait pas à mesurer le temps mais le mouvement.

 

II – alors que la réversibilité caractérise un temps objectif (expérimental), l’irréversibilité est le caractère inaliénable d’un temps subjectif. Si l’on conçoit le temps comme subjectif, alors le rapport du « temps » (vécu) et de l’irréversibilité est celui d’une implication nécessaire.

 

III- Nécessité de l’irréversibilité du temps vécu : l’irréversible est ce qui rend possible le projet voire le rend nécessaire. L’irréversible est ce qui me conditionne, me donne une limite et donne une matière à ma vie (puisque je vais mourir). L’irréversible n’est plus l’attribut du temps, mais la temporalité même : il est vécu comme une tragédie, un scandale. La question est alors de comprendre ce refus paradoxal du temps, cette nostalgie qui nous pousse à préférer ce qui n’est plus à ce qui sera, et de trouver le remède à l’inconsolable de l’irréversible. N’est-ce pas justement parce que le temps est irréversible, qu’il est créateur ?

 

 

Par Marine Azencott